Marc Yor nous a quittés en janvier 2014. Il laisse une oeuvre scientifique d’une ampleur considérable avec plus de 400 publications, et de nombreux livres dont certains sont déjà des références classiques du domaine. Nous avons voulu dans ce volume rendre hommage à la richesse exceptionnelle de ses contributions. Il aurait été vain d’essayer de décrire l’ensemble des travaux de Marc. Plus modestement \‘ travers une dizaine de textes écrits par des spécialistes, nous avons cherché à mettre en lumière quelques thèmes importants de son oeuvre, en respectant peu ou prou l’ordre chronologique de manière à montrer l’évolution d ses intérêts mathématiques. Dans chacun de ces thèmes, Marc a obtenu des résultats marquants, qui font de lui l’un des acteurs majeurs des probabilités de la fin du vingtième et du début du vingt-et-unième siècle.
Deux textes préliminaires de Monique Jeanblanc et Zhan Shi évoquent, à travers des souvenirs personnels, l’homme qu’était Marc, son inépuisable énergie, et le rôle irremplaçables qu’il a joué dans l’animation scientifique au sein du Laboratoire de Probabilités (devenu le LPMA) où s’est déroulée sa carrière. La description des travaux de Marc Yor commence avec un texte de Michel Emery autour de ses contributions à la théorie générale des processus, et notamment aux questions de filtrations et aux problèmes de représentation de martingales. Au début de sa carrière, Marc était certainement influencé par Paul-André Meyer dont il était proche (Meyer appuiera fortement son recrutement comme professeur au début des années quatre-vingts), d’où des premiers travaux inspirés par la “théorie générale”. Une originalité majeure de Marc Yor sera cependant de montrer que les outils de la théorie générale des processus, souvent considérés comme trop abstraits, ont des applications d’une efficacité insoupçonnée à des problèmes “concrets”. L’un des meilleurs exemples en est son travail sur la continuité des temps locaux en la variable d’espace (publié dans le fameux volume d’Astérisque “Temps locaux” en 1978). Ce travail, et bien d’autres autour des temps locaux, sont décrits dans le texte de Jean Bertoin. Très vite, Marc Yor va appliquer son expertise de la théorie générale et du calcul stochastique à l’étude du mouvement brownien. L’un de ses plus beaux résultats dans ce domaine est le calcul de la loi de l’indice du lacet brownien. Ce résultat, et bien d’autres concernant le comportement asymptotique des nombres de tours browniens et les processus de Bessel, sont évoqués dans le text de Jean-François Le Gall. Le thème des enroulements du mouvement brownien marquera pour Marc Yor le début d’une collaboration extrêmement fructueuse avec Jim Pitman, qui s’étendra sur plus d’une vingtaine d’années. Certains aspects de cette collaboration, concernant notamment la théorie des excursions et ses liens avec les distributions de Poisson-Dirichlet, sont décrits dans le texte de Jim Pitman.
À la différence de beaucoup de ses glorieux prédécesseurs dans l’histoire des probabilités françaises (mais dans la droite ligne des travaux de Paul Lévy, sans doute le mathématicien que Marc admirait le plus), Marc Yor était passionné par les identités en loi remarquables et les calculs explicites de distributions de probabilités. Un aperçu de ses très nombreuses contributions aux calculs de lois de fonctionnelles du mouvement brownien et d’autres processus aléatoires est présenté dans le texte de Catherine Donati-Martin et Frédérique Petit. Au début des années 1990, Marc Yor découvrit, dans son travail en collaboration avec Hélyette Geman sur l’évaluation des options asiatiques, que les calculs de lois de fonctionnelles browniennes avaient des applications importantes aux mathématiques financières. Marc étais très loin d’être un expert de la finance, qui l’intéressait peu en tant que telle, mais il était ravi d’y trouver un champ d’applications immense pour les techniques qu’il maîtrisait si bien. Les travaux de Marc Yor motivés par les mathématiques financières sont décrits dans le texte de Marc Atlan, Hélyette Geman et Dilip Madan. Si le calcul stochastique occupe une place centrale dans l’oeuvre mathématique de Marc Yor, il s’est intéressé à beaucoup d’autres domaines des probabilités, et en particulier aux matrices aléatoires, sujet sur lequel il a obtenu plusieurs résultats marquants, dont une représentation remarquable du mouvement brownien de Dyson établie en collaboration avec Neil O’Connell. Ce résultat et d’autres autour des matrices aléatoires sont présentés dans le texte de Paul Bourgade. Deux derniers grands thèmes auxquels Marc Yor consacra beaucoup de temps et d’efforts depuis le début des années 2000 sont les pénalisations et les “peacocks” (ce nom est issu d’un jeu de mots sur acronyme PCOC, pour processus croissant pour l’ordre convexe). Dans le cas des pénalisations, il s’agit de comprendre les mesures de probabilité obtenues à partir de la donnée sur chaque intervalle de temps fini d’une densité par rapport à la mesure de Wiener, appelée la fonctionnelle de pénalisation: sous des hypothèses convenables, un passage à la limite conduit à une mesure de probabilité sur l’espace des fonctions continues sur les réels positifs. Marc Yor et ses collaborateurs s’attachèrent à montrer comment les outils du calcul stochastique permettent de comprendre un grand nombre d’exemples concrets de pénalisations et d’esquisser une théorie unificatrice. Ces travaux sont décrits dans le texte de Bernard Roynette et Pierre Vallois. Enfin les peacocks constituent un joli exemple de sujet de la théorie des processus aléatoires qui a connu un intérêt renouvelé à la suite de liens avec des questions de mathématiques financières exigeant de comprendre la structure des martingales ayant des lois marginales de dimension finie données. Les travaux de Marc Yor autour des peacocks font l’objet du texte de Francis Hirsch et Bernard Roynette.
À la suite de ces textes évoquant certains aspects des travaux de Marc Yor, nous avons reproduit un court manuscrit de sa main, Ses anciens étudiants et les très nombreux mathématiciens qui ont collaboré avec lui (la liste de publications de Marc Yor mentionne plus de 100 collaborateurs différents) reconnaîtront sans peine sa belle écriture si caractéristique et se souviendront en avoir reçu bien d’autres échantillons par courrier ou par fax — Marc a toujours été réticent à l’usage de courrier électronique.
La dernière partie de ce volume est un texte de Marc Yor auquel il faisait référence comme son “testament scientifique”, et dont ses prémices remontent au début des années 2000, quand, “cédant à la demande amicale, mais persistante de Jean-Pierre Kahane”, Marc a commencé à rédiger une présentation des principaux thèmes sur lesquels il avait travaillé depuis 1973. Un premier texte avec comme titre “Une promenade probabiliste” a ainsi circulé dès 2002. Ce document a ensuite évolué, et en 2011, Marc a envoyé à Revista Matemática Iberoamericana un article intitulé “Dix thèmes de recherche sur les processus stochastiques qui me tiennent à coeur et m’ont longtemps occupé, I»1 qui est repris dans ce volume. Ce texte décrit les travaux plus ou moins récents (dus à Marc lui-même et à bien d’autres) portant sur des sujets qu’il considérait comme importants, et il nous a paru particulièrement intéressant pour plusieurs raisons. D’abord il constitue une présentation synthétique et remarquablement documentée de questions qui sont toujours d’actualité et susciteront sûrement de nombreux travaux dans les années à venir. Mais ce texte nous éclaire aussi sur la démarche scientifique propre à Marc Yor — dans un paragraphe, il essaie de répondre à la question “pourquoi un mathématicien travaille-t-il sur tel ou tel sujet?”, et il va jusqu’à classer les thèmes de recherche en fonction de ses différentes motivations. Pour l’historien des mathématiques, c’est un témoignage sur la méthode de travail d’un chercheur d’exception. Tous ceux qui ont bien connu Marc se souviennent du besoin permanent qu’il avait de recenser les questions et les problèmes restés en suspens. Ce souci d’exhaustivité, et bien entendu sa phénoménale force de travail, sont sûrement pour beaucoup dans son extraordinaire production scientifique.