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Celebratio Mathematica

Marc Yor

Quelques souvenirs de Marc

Ad­oles­cent, Marc était en­voûté par la mer, et désirait plus que tout pass­er sa vie sur les flots, plus précisément de­venir quelque chose comme capi­taine au long cours. Après avoir passé l’été 1968 sur un cargo de la Mar­ine Marchande “La Ville de Tananarive”, il entre en classes prépar­a­toires au lycée Clémenceau de Nantes, pour y préparer le con­cours de ces fameuses Ecoles Na­tionales de la Mar­ine Marchande. Une suite de cir­con­stances fait qu’il ne passe pas ce con­cours et se ret­rouve reçu à l’X, aux Mines, et sur une liste com­plémen­taire à l’EN­SET (Ecole Nor­male Supérieure de l’En­sei­gne­ment Tech­nique, dev­en­ue Ecole nor­male supérieure de Cachan). Il chois­it l’Ecole Poly­tech­nique et ac­com­plit, dur­ant l’été 1969, le pas­sage ob­lig­atoire au Lar­z­ac. En septembre, il a fi­nale­ment la pos­sib­ilité d’intégrer l’EN­SET, et il démis­sionne de l’Ecole poly­tech­nique, “et 3–4 années de pur bon­heur com­men­cent, entre les cours d’Or­say avec de mer­veil­leux pro­fes­seurs (Deny, Samuel, Goulaouic, Varo­poulos, Dacunha), les cours com­plémen­taires à l’EN­SET, où le dir­ec­teur des études Fran­cis Hirsch, élève de Deny, sachant bi­en que nous ne sommes pas des aigles, nous “ren­force” avec des cours com­plémen­taires (Delange, De­men­gel, Ser­ger­aert) et nous con­cocte une ex­cel­lente prépa à l’agrég. C’est le début du long cours, le cours de la vie. Au­jourd’hui, après 40 ans de métier, il n’y a pas un in­stant de ces années qui ne me semble mer­veil­leux et je mesure chaque jour mon bon­heur: éveiller un en­fant (chinois entre autres) à la beauté de telle tournure, ou his­toire, voir mes étu­di­ants en thèse me dépass­er en plein vol et avec quelle vitesse, voir mes art­icles ou bouquins rest­er en vie et être re­pris, déve­loppés, améli­orés par d’autres le long de la chaîne, voir des ap­plic­a­tions (vaseuses, j’en con­vi­ens), voy­ager dans des pays où je ren­contre des per­sonnes fab­uleuses qui m’ex­pli­quent le cœur de leurs tra­di­tions, civil­isa­tions; etc., …

Marc avait choisi d’habiter Saint-Chéron, dans la grande ban­lieue par­is­i­enne, à une heure du labor­atoire de prob­ab­ilités, par trans­port en com­mun (RER). Ses journées com­mençaient lor­squ’il pren­ait le RER à Saint-Chéron, et il ar­rivait au labor­atoire vers 7 heures et y res­tait jusqu’à 19 heures. Les temps de par­cours étaient bi­en re­m­plis: je me souvi­ens d’un soir où, après l’avoir quitté à Jussieu en fin d’après-midi, à peine ar­rivée chez moi, Marc me téléphon­ait pour me com­mu­niquer ce qu’il avait fait dans le RER qui le re­con­duisait à Saint Chéron.

Il rédi­geait avec un soin ex­trême ses travaux en cours, et no­tait, dans des cahiers, sur des feuilles volantes, sur des dos d’en­vel­oppes ou des verso de pro­spect­us, les listes du trav­ail à faire dans la journée ou dans la se­maine, des parties de démon­stra­tions: “Que faut-il à un mathématicien pour trav­ailler? Un peu de papi­er (on dit souvent qu’ils font des démon­stra­tions au dos d’une en­vel­oppe), un livre de référence et sur­tout un es­prit alerte, prêt à rap­procher différents résul­tats, qui semblent a pri­ori éloignés.” Dans une liste de re­com­manda­tions des­tinées au W.I.P. (Work in Pro­gress), le groupe de trav­ail qu’il an­i­mait, il souligne: “Chaque ex­posé est censé re­présenter une étape de votre trav­ail, et donc dev­rait être ac­com­pagné de la rédac­tion (quelques pages, voire 1 ou 2) du pro­grès sur la ques­tion que vous étud­iez; de façon générale, il me semble im­port­ant que chacun déve­loppe, con­stam­ment, la rédac­tion des problèmes et des réponses auxquelles vous vous intéressez. Je suggère de déve­lop­per une sorte de ‘cah­i­er’ ou de ‘livre’, ou de ‘doc­u­ment de trav­ail’ avec au jour le jour la présen­t­a­tion de vos différents écrits, etc. Ceci dev­rait fa­ci­liter gran­dement les in­ter­ac­tions entre nous sur les différents sujets. Ces doc­u­ments dev­raient in­clure, de façon im­port­ante, une Bib­li­o­graph­ie sur chacun des sujets, elle-même évo­lut­ive.

Marc pouv­ait don­ner, de mémoire une quant­ité im­pres­sion­ante de références (nom de l’auteur, titre de l’art­icle, nom de la re­vue, année de pub­lic­a­tion, et, si vous in­sistiez, une bonne es­tim­a­tion du numéro des pages). Il était soucieux de citer tout art­icle ay­ant un li­en avec ce­lui qu’il écrivait (et il fal­lait par­fois lui de­mander de ne pas trop al­longer la liste de références!). Je me souvi­ens d’avoir reçu un ap­pel de lui, un soir vers 21 heures, pendant le­quel il m’a in­diqué trois art­icles ay­ant un li­en avec le sujet que nous avi­ons abordé. A cette époque, il n’était pas pos­sible de trouver des doc­u­ments sur in­ter­net. Je me rends à Jussieu le len­de­main, je croise Marc à 9 heures et il me de­mande “as-tu lu les art­icles que j’ai in­diqués hier”?

Marc était un trav­ail­leur in­fatig­able, prof­it­ant de chaque in­stant pour réfléchir. Le mot “va­cances” lui était in­con­nu. En 2005, il avait reçu l’or­dre de son méde­cin de se re­poser et avait an­nulé sa par­ti­cip­a­tion à un con­grès au Canada. Je l’ap­pelle pour avoir de ses nou­velles, et lui de­mander s’il a suivi ces re­com­manda­tions: “Je me re­pose, je ne vais que l’après midi au labor­atoire.” Trav­ailler avec lui était à la fois un plaisir et un ap­pren­tis­sage. Sa volonté de com­pren­dre la struc­ture d’une for­mule et d’en découv­rir les as­pects cachés m’ont tou­jours im­pres­sionnée et charmée. Il don­nait le sen­ti­ment d’être un ma­gi­cien per­met­tant de voir les couleurs d’un pays­age en noir et blanc. Le re­garder trav­ailler per­mettait de mesur­er le soin qu’il ap­por­tait à toute chose: il avait deux feuilles de papi­er devant lui, sur l’une il rédi­geait précisément le problème auquel il s’at­taquait, numérotant, en­cadrant les for­mules et don­nait les détails de son rais­on­nement, l’autre feuille lui ser­vant à ef­fec­tuer les cal­culs an­nexes. Il datait la première feuille (con­ser­vait l’autre..), et pouv­ait repren­dre cette étude plusieurs années après. En ouv­rant ses archives, nous avons ret­rouvé toutes les ébauches des art­icles qu’il a en­suite publiés, les ver­sions prélim­in­aires an­notées. Il écrit, dans un doc­u­ment des­tiné aux doc­tor­ants où il décrit les qualités de cher­ch­eur: “Quelques tri­vi­alités: curi­os­ité in­tel­lec­tuelle, ne pas être sat­is­fait des réponses toutes faites, vouloir “faire” et pas seule­ment ‘ap­pren­dre’.”

Marc a tou­jours eu beau­c­oup de re­spect pour les autres, en par­ticuli­er pour ses collègues et les étu­di­ants qu’il a côtoyés. Je ne l’ai ja­mais en­tendu pro­non­cer un juge­ment agres­sif sur quelqu’un. Je lui ai souvent posé des ques­tions un peu sottes et/ou dénuées de sens. Il me répondait al­ors “Si j’ai bi­en com­pris ta ques­tion, tu me de­mandes si…” et la nou­velle for­mu­la­tion de ma ques­tion me mon­trait de toute évid­ence que j’aurais dû réfléchir dav­ant­age. Il ai­mait échanger et faire part­ager ses con­nais­sances avec d’autres per­sonnes. Chacun savait qu’il pouv­ait frap­per à sa porte ou lui en­voy­er un fax et qu’il serait reçu et ob­tiendrait une réponse com­plète et détaillée. Ce qui est peut être moins con­nu est que Marc con­ser­vait les fax en­voyés et se souven­ait, plusieurs années après, de la ques­tion posée et de la réponse ap­portée. Lor­sque le cour­ri­er élec­tro­nique est devenu un moy­en de com­mu­nic­a­tion, Marc a con­tinué à im­primer ce qu’il ap­pelait ses émaux et, souvent aidé par sa fille Kath­leen, à y répon­dre en con­ser­vant une copie papi­er de cette réponse.

Marc Yor a con­tribué de façon im­port­ante au déve­lop­pe­ment des mathématiques fin­ancières, que ce soit par ses pro­pres recherches, par l’aide qu’il a ap­portée à un très grand nombre de cher­ch­eurs de la dis­cip­line, et par sa volonté de faire re­connaître cette dis­cip­line comme une part des mathématiques. Il a donné une de­scrip­tion générale de la modélisa­tion d’un évène­ment de crédit, en util­is­ant les tech­niques de grossisse­ment pro­gres­sif de fil­tra­tion, et ca­ra­ctérisé les pro­ces­sus tels qu’il ex­iste une mar­tin­gale ad­met­tant les mêmes lois mar­ginales (pea­cocks) étend­ant ain­si l’étude de Dupire (voir l’art­icle de Fran­cis Hirsch et Bern­ard Roynette dans ce volume). L’évalu­ation de prix d’op­tions a été pour lui un sujet im­port­ant, en li­ais­on avec un de ses thèmes de recher­che fa­vor­is (cal­culs de loi, voir l’art­icle de Cath­er­ine Donati-Mar­tin et Frédérique Petit dans ce volume) il a en par­ticuli­er ob­tenu des for­mules fermées pour les op­tions asi­atiques, les op­tions double barrière et a étudié les op­tions passe­port et les op­tions sur vari­ance. Nous avons in­troduit un type d’op­tions, qu’il a ap­pelées par­is­i­ennes (les trois auteurs hab­it­ant la région par­is­i­enne) pour lesquelles il fal­lait ex­pli­citer la loi du premi­er in­stant auquel une ex­cur­sion pos­it­ive d’un mouvement browni­en est plus grande qu’une con­stante fixée. Ce cal­cul néces­si­tait la con­nais­sance de la loi d’un méan­dre Browni­en et l’util­isa­tion d’ex­cur­sions browni­ennes, ce qui nous a per­mis de jus­ti­fi­er l’ap­pel­la­tion en évoquant la Seine et l’as­pect tour­istique de Par­is.

Une simple re­marque lui don­nait l’oc­ca­sion de déve­lop­per une théorie com­plète (voir les ques­tions qu’il se pose dans son “test­a­ment’ publié dans ce volume): un trader lui ay­ant fait re­marquer que le prix d’un call, dans un modèle Black et Scholes avec des paramètres con­ven­able­ment chois­is était égal à \( \mathbb {P}( \vert B_1\vert \leq 1/4) \), il ne s’est pas con­tenté de dire “il suf­fit d’ap­pli­quer la for­mule”, mais il a immédiate­ment noté que cette quant­ité est égale­ment \( \mathbb {P}(T_1 > 16) \), où \( T_1 \) est le premi­er temps d’at­teinte du niveau 1 par un mouvement browni­en et s’est posé la ques­tion: Pour­quoi ça marche? (voir Q1 dans son “test­a­ment”). Les résul­tats ob­tenus lui ont per­mis d’écri­re l’ouv­rage Op­tion prices as prob­ab­il­it­ies. Il a or­ganisé deux conférences à l’Académie des Sci­ences sur le thème des mathématiques fin­ancières, ouv­rant un débat entre mathématiciens et mathématiciens fin­an­ci­ers et une réflex­ion sur les re­sponsab­ilités des mathématiciens fin­an­ci­ers au sein du mi­lieu pro­fes­sion­nel.

Il était dispon­ible pour toutes les ques­tions, al­lant jusqu’à don­ner (bénévole­ment) une série d’ex­posés dans une grande banque par­is­i­enne, le but étant de répon­dre aux di­verses ques­tions que l’équipe lui sou­mettait de se­maine en se­maine.

Un des grands mo­ments dans la vie de Marc a été l’ouver­ture du pli cacheté de W. Doeblin. Ebloui par la qualité de ce texte et son ca­ra­ctère précurseur, il a an­noté ce trav­ail qui a été en­suite, sous son in­flu­ence et celle de Bern­ard Bru, publié dans les comptes ren­dus de l’Académie des Sci­ences.

Marc con­sac­rait du temps aux autres, il a aidé des en­fants chinois de Saint Chéron qui avaient des dif­fi­cultés dans l’ap­pren­tis­sage de la langue française, il a en­traîné de nom­breuses années les en­fants de ce vil­lage au foot­ball, il s’est oc­cupé de sa tante mal­ade dur­ant plusieurs années, passant souvent les nu­its dans sa mais­on.

Marc avait bi­en sûr d’autres intérêts que les mathématiques. Il ai­mait Camus, et la littérat­ure russe (en par­ticuli­er Les frères Kara­mazov de Dostoïevski). Il vou­ait un grand intérêt au Ja­pon et à la cul­ture de ce pays. Dans ces dernières années, il a écrit de nom­breux Haiku, évoquant des souven­irs d’en­fance, des émo­tions de la vie de tous les jours. Voici deux de ses poèmes:

Des sen­ti­ments: Espérance:
Avec pa­tience
Espérer sans se lass­er
Dans le si­lence
De maths et de poésie: Les unes et l’autre:
Pour les unes, tu trouves et ça com­mence
Pour l’autre, tu trouves et ça fi­nit
L’une t’aide
Les autres t’obsèdent
Toutes te pour­suivent
Au plus pro­fond de la nu­it

Nul doute que Marc reste vivant dans notre mémoire, et que sa présence nous manque.