return

Celebratio Mathematica

Marc Yor

Marc Yor et les temps locaux

by Jean Bertoin

La no­tion de temps loc­al a été in­troduite par Paul Lévy, qui en a souligné le rôle dans l’étude du mouvement browni­en réel, et Marc Yor, en digne hériti­er, lui a ac­cordé une place de choix, pour ne pas dire prépondérante, dans son œuvre sci­en­ti­fique. Marc Yor a com­mencé à trav­ailler sur temps lo­c­aux al­ors que la théorie (cal­cul stochastique et for­mule de Tana­ka, théorèmes de Ray–Knight, théorie des ex­cur­sions, …) avait déjà été mise en place. Comme ce fut le cas pour d’autres de ses recherches, il a mis à profit son ex­traordin­aire tal­ent à men­er des cal­culs pour découv­rir un très grand nombre de for­mules et de résul­tats frap­pants qui ont per­mis de révéler la re­marquable richesse du do­maine. Sig­nalons qu’une simple recher­che sur Math­S­ciNet avec pour mot clef “loc­al time” con­duit à une centaine de re­cen­sions d’art­icles dont Marc est auteur. Bi­en évidem­ment, il ne sera pas ques­tion ici de cherch­er à re­tracer un nombre aus­si im­port­ant de con­tri­bu­tions. Je me con­ten­terai d’es­say­er de présenter dans leur cadre, par­fois de façon in­formelle, quelques résul­tats parmi les plus sig­ni­fic­atifs et dont le choix est bi­en sûr per­son­nel. Cer­taines omis­sions évidentes ne sont jus­ti­fiées que par le souci d’éviter trop de re­coupe­ments avec d’autres textes de ce volume.

L’intérêt que Marc Yor a porté aux temps lo­c­aux s’est égale­ment mani­festé dans ses activ­ités d’an­im­a­tion et d’en­cadre­ment de la recher­che, et bi­en sûr, d’en­sei­gnant. Au tout début de sa carrière à l’Uni­versité Pierre et Mar­ie Curie, en 1976–77, il y or­gan­ise avec Jacques Azéma un sémin­aire sur les temps lo­c­aux, dont les ex­posés seront publiés l’année suivante chez Astérisque [◊] et dont cer­tains chapitres ser­viront longtemps de références de base dans ce do­maine. Le thème des temps lo­c­aux rest­era présent dans de nom­breux groupes de trav­ail qu’il animera par la suite. Par ail­leurs, Marc a en­sei­gné pendant une trentaine d’années un cours in­titulé “Temps lo­c­aux browni­ens et théorie des ex­cur­sions”, dont le con­tenu a évolué au fil de ses travaux et de ses intérêts. Des notes de ce cours sont d’abord parues dans [◊], puis ont été récem­ment re­prises dans les mono­graph­ies avec B. Mal­lein [◊] et J.-Y. Yen [◊], voir aus­si les chapitres VI, XI et XII de son livre avec D. Re­vuz [◊].

1. Temps locaux et mesure d’occupation

Pour mieux situer les ap­ports de Marc sur le sujet, com­mençons par rappel­er com­ment P. Lévy [e1] défin­is­sait le temps loc­al, qu’il ap­pelait “mesure du voisin­age”. Lor­sque l’on compte le temps passé av­ant \( t \) par un mouvement browni­en réel \( B=(B_s,\, s\geq 0) \) dans un petit in­ter­valle \( \mathopen{]}-\varepsilon, \varepsilon\mathclose{[} \), et que l’on renor­m­al­ise par la lon­gueur de cet in­ter­valle, la quant­ité ob­tenue con­verge quand \( \varepsilon \) tend vers 0: \[ \lim_{\varepsilon\to 0+} \frac{1}{2\varepsilon} \int_0^t \mathbf{ 1}_{\{|B_s| < \varepsilon\}}\,{\mathrm d} s := L_t. \] On ap­pelle \( L_t \) le temps loc­al de \( B \) au temps \( t \) et au niveau 0. Parmi les résul­tats im­port­ants que P. Lévy a étab­lis sur le mouvement browni­en, sig­nalons la re­marquable iden­tité en loi entre pro­ces­sus \[ (|B|, L)\stackrel{\mathcal L}{=} (S-B, S), \]\( S_t=\sup_{0\leq s \leq t} B_s \). En par­ticuli­er, le pro­ces­sus \( L=(L_t,\, t\geq 0) \) a les mêmes stat­istiques que le pro­ces­sus \( S=(S_t,\, t\geq 0) \) du su­prem­um du mouvement browni­en.
Figure 1. Simulation d’une trajectoire brownienne et de son temps local en zéro.

Plus générale­ment, on peut définir de même le temps loc­al à un niveau \( x\in {\mathbb{R}} \) ar­bit­raire: \[ L^x_t:=\lim_{\varepsilon\to 0+} \frac{1}{2\varepsilon} \int_0^t \mathbf{ 1}_{\{|B_s-x| < \varepsilon\}}\,{\mathrm d} s, \] de sorte que la fa­mille des temps lo­c­aux \( (L^x_t: x\in {\mathbb{R}}) \) peut al­ors être vue comme la dens­ité de la mesure d’oc­cu­pa­tion de la tra­jectoire browni­enne sur l’in­ter­valle de temps \( [0,t] \). Plus précisément, H.F. Trot­ter a ob­servé en 1958 qu’on pouv­ait choisir une ver­sion des temps lo­c­aux qui est pr­esque-sûre­ment con­tin­ue en la vari­able d’es­pace \( x \), et on a la for­mule des dens­ités d’oc­cu­pa­tion \begin{equation} \int_0^t f(B_s)\,{\mathrm d} s = \int_{{\mathbb{R}}} f(x) L^x_t \,{\mathrm d} x, \end{equation}\( f:{\mathbb{R}}\to {\mathbb{R}} \) désigne une fonc­tion mesur­able bornée générique.

2. Temps locaux et calcul stochastique

Marc Yor était in­con­test­a­ble­ment un des meil­leurs spécial­istes au monde du cal­cul stochastique, dont il a non seule­ment con­tribué au déve­lop­pe­ment théorique, mais dont il a sur­tout su don­ner d’in­nom­brables ap­plic­a­tions. C’est donc très naturelle­ment que Marc a le plus souvent abordé l’étude des temps lo­c­aux à partir du cal­cul stochastique.

En 1963, H. Tana­ka a pro­posé une for­mule re­marquable pour re­présenter les temps lo­c­aux browni­ens: \begin{equation} (B_t-x)^+= (B_0-x)^+ + \int_0^t \mathbf{ 1}_{\{B_s > x\}} \,{\mathrm d} B_s + \frac{1}{2} L^x_t, \end{equation}\( a^+=a\vee 0 \) désigne la partie pos­it­ive d’un réel \( a \). L’intégrale dans le membre de droite est une intégrale stochastique définie au sens d’Itô, on peut l’ob­tenir comme lim­ite de sommes de Riemann prévis­ibles: \[ \int_0^t \mathbf{ 1}_{\{B_s > x\}} \,{\mathrm d} B_s = \lim_{n\to \infty} \sum_{i=1}^n \mathbf{ 1}_{\{B_{(i-1)t/n} > x\}}(B_{it/n}-B_{(i-1)t/n}). \] La for­mule de Tana­ka (2) est à rap­procher de la célèbre for­mule d’Itô: \begin{equation} f(B_t)=f(B_0)+ \int_0^t f^{\prime}(B_s) \,{\mathrm d} B_s + \frac{1}{2} \int_0^tf^{\prime\prime}(B_s) \,{\mathrm d} s, \end{equation} pour une fonc­tion \( f:{\mathbb{R}}\to {\mathbb{R}} \) deux fois con­tinûment dériv­able. De façon in­formelle, quand on cher­che à ap­pli­quer la for­mule d’Itô (3) à \( f(y)=(y-x)^+ \), de sorte que \( f^{\prime}(y)=\mathbf{ 1}_{\{y > x\}} \) et \( f^{\prime\prime}(y)dy=\delta_x({\mathrm d} y) \), l’intégrale \( \int_0^tf^{\prime\prime}(B_s) \,{\mathrm d} s \) n’est plus définie mais doit être in­ter­prétée comme \( L^x_t \), ce qui con­duit à (2).

Le prin­cip­al intérêt de la for­mule de Tana­ka est qu’elle per­met l’étude des temps lo­c­aux au moy­en du for­mid­able outil qu’est le cal­cul stochastique. Ce derni­er, in­troduit par K. Itô pour le mouvement browni­en en 1944, a été étendu au cours des années 1960–70 aux semi-mar­tin­gales, not­am­ment grâce aux travaux de H. Kunita, S. Watanabe et P.A. Mey­er, ce qui a élargi considérable­ment son champ d’ap­plic­a­tion. Rap­pelons que dans un es­pace de prob­ab­ilité fil­tré, on ap­pelle semi-mar­tin­gale un pro­ces­sus aléatoire \( X=(X_t,\, t\geq 0) \) qu’on peut décom­poser sous la forme \( X=M+V \) avec \( M=(M_t,\, t\geq 0) \) une mar­tin­gale loc­ale et \( V=(V_t,\, t\geq 0) \) un pro­ces­sus ad­apté à vari­ations finies. Pour sim­pli­fi­er, nous sup­poserons ici que \( X \) a des tra­jectoires pr­esque-sûre­ment con­tin­ues; la décom­pos­i­tion précédente est al­ors unique.

On com­mence par définir les temps lo­c­aux \( L^x_t(X) \) d’une semi-mar­tin­gale \( X \) par l’ana­logue de la for­mule de Tana­ka (2) en re­m­plaçant le mouvement browni­en \( B \) par \( X \), i.e. \begin{equation} (X_t-x)^+= (X_0-x)^+ + \int_0^t \mathbf{ 1}_{\{X_s > x\}} \,{\mathrm d} X_s + \frac{1}{2} L^x_t(X). \end{equation} Dans ce con­texte, la for­mule des dens­ités d’oc­cu­pa­tion (1) reste pour l’es­sen­tiel val­ide; plus précisément elle devi­ent \begin{equation} \int_0^t f(X_s)\,{\mathrm d} \langle X\rangle_s = \int_{{\mathbb{R}}} f(x) L^x_t(X) \,{\mathrm d} x, \end{equation}\( \langle X\rangle \) désigne la vari­ation quad­ratique1 de \( X \): \begin{equation} \langle X\rangle_s=\lim_{n\to\infty}\sum_{i=1}^n(X_{is/n}-X_{(i-1)s/n})^2. \end{equation}

Dans un des ex­posés du Sémin­aire [◊], Marc Yor a étendu le résul­tat de Trot­ter re­latif à la con­tinu­ité des temps lo­c­aux browni­ens. Il a mon­tré que pour toute semi-mar­tin­gale con­tin­ue, il ex­iste tou­jours une ver­sion du pro­ces­sus de ses temps lo­c­aux \( x\mapsto L^x_t(X) \) qui est con­tin­ue à droite et pour­vue de lim­ites à gauche pour tout temps \( t\geq 0 \). Plus précisément, le saut éven­tuel du temps loc­al au niveau \( x \) est donné par \[L^{x}_t(X)-L^{x-}_t(X) = 2 \int_0^t \mathbf{ 1}_{\{X_s=x\}}\,{\mathrm d} V_s.\] En par­ticuli­er, il ex­iste une ver­sion con­tin­ue des temps lo­c­aux de la semi-mar­tin­gale \( X \) dès que sa com­posante à vari­ations finies \( V \) est identique­ment nulle, c’est-à-dire lor­sque \( X \) est une mar­tin­gale loc­ale (cette dernière as­ser­tion peut être établie dir­ecte­ment en ap­pli­quant la re­présen­t­a­tion de Du­bins–Schwarz des mar­tin­gales loc­ales con­tin­ues comme des mouve­ments browni­ens changés de temps).

En ef­fet, le pro­ces­sus \( x\mapsto (X_t-x)^+ \) étant con­tinu, la for­mule de Tana­ka (4) ramène l’étude de la con­tinu­ité en la vari­able d’es­pace des temps lo­c­aux à celle de \[x\mapsto \int_0^t \mathbf{ 1}_{\{X_s > x\}} \,{\mathrm d} X_s = \int_0^t \mathbf{ 1}_{\{X_s > x\}} \,{\mathrm d} M_s + \int_0^t \mathbf{ 1}_{\{X_s > x\}} \,{\mathrm d} V_s.\] Dans le ter­me de droite, la première intégrale par rap­port à la mar­tin­gale loc­ale \( M \) est une intégrale stochastique, et la seconde par rap­port à \( V \), est une intégrale de Stieltjes usuelle. Le cal­cul stochastique per­met de con­trôler pour \( x < y \) les mo­ments de la différence \[\int_0^t \mathbf{ 1}_{\{X_s > x\}} \,{\mathrm d} M_s- \int_0^t \mathbf{ 1}_{\{X_s > y\}} \,{\mathrm d} M_s = \int_0^t \mathbf{ 1}_{\{x < X_s\leq y\}} \,{\mathrm d} M_s,\] et en­suite d’ap­pli­quer le critère de Kolmogorov. On ob­tient ain­si l’ex­ist­ence d’une ver­sion con­tin­ue de \( x\mapsto \int_0^t \mathbf{ 1}_{\{X_s > x\}} \,{\mathrm d} M_s \), et les dis­con­tinu­ités de \( x\mapsto \frac{1}{2}L^x_t(X) \) sont donc les mêmes que celles de l’intégrale de Stieltjes \( x\mapsto \int_0^t \mathbf{ 1}_{\{X_s > x\}} \,{\mathrm d} V_s \), ce qui con­duit au résul­tat cherché.

Dans une autre dir­ec­tion, et en col­lab­or­a­tion avec Nic­olas Bouleau [◊], Marc s’est intéressé à la vari­ation quad­ratique (au sens de (6)) des temps lo­c­aux des semi-mar­tin­gales. Plus précisément, ils ont établi que pour toute semi-mar­tin­gale réelle con­tin­ue \( X=(X_t,\, t\geq 0) \), tout temps aléatoire \( S \) et tous réels \( a < b \), on a \begin{eqnarray*} \langle L^{\bullet}_S(X)\rangle^b_a&:=& \lim_{n\to\infty} \sum_{a_i\in\Delta_n}\bigl( L^{a_{i+1}}_S(X)-L^{a_i}_S(X)\bigr)^2\cr &=& 4 \int_a^bL^x_S(X) \,{\mathrm d} x + \sum_{a < x \leq b} \bigl( L^{x}_S(X)- L^{x-}_S(X)\bigr)^2 \end{eqnarray*} où à la première ligne, \( \Delta_n \) désigne une sub­di­vi­sion d’un in­ter­valle \( [a,b] \) dont le pas tend vers 0 quand \( n\to \infty \). Dans le cas où \( X=M \) est une mar­tin­gale loc­ale, nous savons que les temps lo­c­aux de \( M \) sont con­tinus en la vari­able d’es­pace, de sorte que la somme dans la seconde ligne est nulle, et le résul­tat donne donc plus sim­ple­ment l’iden­tité \begin{equation} \langle L^{\bullet}_S(M)\rangle^b_a = 4 \int_a^bL^x_S(M) \,{\mathrm d} x. \end{equation} Ce résul­tat a con­duit leurs auteurs à une ex­ten­sion intéress­ante de la for­mule d’Itô (3), à des fonc­tions qui ne sont pas néces­saire­ment de classe \( {\mathcal C}^2 \). Soit \( f: {\mathbb{R}}\to {\mathbb{R}} \) une fonc­tion con­tin­ue par mor­ceaux, et \( F \) une prim­it­ive de \( f \). On a al­ors \[F(X_S)= F(X_0)+ \int_0^Sf(X_s) \,{\mathrm d} X_s - \frac{1}{2} \int_{\mathbb{R}} f(x) \,{\mathrm d}_x L^x_S(X),\] où la première intégrale dans le membre de droite est une intégrale stochastique et la seconde doit être vue au sens de Riemann, i.e. si \( f \) est à sup­port dans \( [a,b] \), al­ors \[ \int_{{\mathbb{R}}} f(x) \,{\mathrm d}_x L^x_S(X) := \lim_{n\to\infty} \sum_{a_i\in\Delta_n}f(a_i)\bigl( L^{a_{i+1}}_S(X)-L^{a_i}_S(X)\bigr), \] où à nou­veau \( \Delta_n \) est une sub­di­vi­sion d’un in­ter­valle \( [a,b] \) dont le pas tend vers 0 quand \( n\to\infty \).

3. Autour des théorèmes de Ray–Knight

En 1963, D. B. Ray et F. Knight ob­t­in­rent indépen­dam­ment des de­scrip­tions re­marquables de la loi des temps lo­c­aux browni­ens pris en cer­tains temps aléatoires. Leurs résul­tats font ap­paraître des carrés de pro­ces­sus de Bessel, que nous al­lons tout d’abord in­troduire. Le carré de la norme eu­c­lidi­enne d’un mouvement browni­en en di­men­sion \( n \) est une dif­fu­sion (i.e. un pro­ces­sus de Markov à tra­jectoires con­tin­ues), qu’on ap­pelle carré de pro­ces­sus de Bessel de di­men­sion \( n \), et dont on notera la loi \( \mathrm{BESQ}_x(n) \) lor­squ’au temps ini­tial, le mouvement browni­en est à dis­tance \( \sqrt x \) de l’ori­gine. La ter­min­o­lo­gie vi­ent de ce que son semi-groupe s’exprime en ter­me des fonc­tions de Bessel; voir Chapitre XI dans [◊]. En fait, on peut égale­ment définir les carrés de pro­ces­sus de Bessel comme solu­tions d’équa­tions différen­ti­elles stochastiques: \begin{equation} X_t= x + 2\int_0^t\sqrt{X_s}\,{\mathrm d} \beta_s + nt, \end{equation}\( \beta \) désigne un mouvement browni­en réel. L’équa­tion (8) garde un sens (et possède une unique solu­tion) lor­sque que le paramètre \( n \) de la di­men­sion prend plus générale­ment des valeurs réelles pos­it­ives ou nulles. En par­ticuli­er, il ex­iste un pro­ces­sus de Bessel de di­men­sion 0, dont nous ver­rons qu’il joue un rôle im­port­ant dans cette sec­tion.

Le premi­er théorème de Ray–Knight con­cerne les temps lo­c­aux browni­en \( L=L(B) \) évalués au premi­er temps où la tra­jectoire browni­enne (qu’on sup­pose is­sue de 0) at­teint le niveau 1, \[T_1=\inf\{t\geq 0: B_t=1\}.\] Le pro­ces­sus \( (L^{1-x}_{T_1}: 0\leq x \leq 1) \) a al­ors pour loi celle d’un carré de pro­ces­sus de Bessel de di­men­sion 2 et issu de 0, i.e. \( \mathrm{BESQ}_0(2) \), re­streint à l’in­ter­valle de temps \( [0,1] \).

Le second théorème de Ray–Knight con­cerne quant à lui le premi­er in­stant en le­quel le temps loc­al au niveau 0, \( L=L^0 \), at­teint 1: \[\tau_1=\inf\{t\geq 0: L_t=1\}.\] Le pro­ces­sus \( (L^{x}_{\tau_1}: x\geq 0) \) a pour loi celle d’un carré de pro­ces­sus de Bessel de di­men­sion 0 et issu de 1, \( \mathrm{BESQ}_1(0) \). No­tons en passant que par un ar­gu­ment de symétrie, le pro­ces­sus \( (L^{-x}_{\tau_1}: x\geq 0) \) a évidem­ment la même loi, et on peut montrer fa­cile­ment que les deux sont indépendants.

Les théorèmes de Ray–Knight ont de très nom­breuses ap­plic­a­tions pour le mouvement browni­en réel, et ils ont naturelle­ment beau­c­oup intéressé Marc Yor. Comme il avait cou­tume de le dire, Marc a cherché de plusieurs façons “à les ex­pli­quer”, “à mieux les com­pren­dre”, par ex­emple en don­nant de nou­velles preuves. L’une d’elles, que je vais rap­idement es­quis­s­er, est par­ticulière­ment élégante. Des pro­priétés classiques du cal­cul stochastique montrent que la semi-mar­tin­gale \( X \) solu­tion de (8) a une vari­ation quad­ratique \( \langle X\rangle \) au sens de (6) qui sat­is­fait \begin{equation} \langle X\rangle_t = 4 \int_0^t X_s \,{\mathrm d} s. \end{equation} Réciproque­ment, si \( X \) est une semi-mar­tin­gale dont la partie à vari­ation finie s’exprime sim­ple­ment comme \( V_t=n t \), al­ors l’équa­tion (9) en­traîne que \( X \) a néces­saire­ment pour loi celle d’un carré de pro­ces­sus de Bessel de di­men­sion \( n \). Or nous avons vu dans (7) que les temps lo­c­aux d’une mar­tin­gale loc­ale con­tin­ue (a for­tiori les temps lo­c­aux d’un mouvement browni­en arrêté en un temps d’arrêt) sat­is­font tou­jours l’équa­tion (9). Il ne reste donc plus qu’à iden­ti­fi­er la com­posante à vari­ation finie.

Dans un art­icle [◊] très souvent cité en col­lab­or­a­tion avec Jim Pit­man, Marc Yor a not­am­ment mon­tré com­ment les théorèmes de Ray–Knight per­mettaient de cal­culer la trans­formée de Laplace des carrés de pro­ces­sus de Bessel, \[{\mathbb{E}}\biggl(\exp \biggl(-\frac{1}{2}\int_0^{\infty} X_t \mu( {\mathrm d} t)\biggr)\!\biggr)\] où le pro­ces­sus \( X=(X_t,\, t\geq 0) \) a pour loi \( \mathrm{BESQ}^d_x \) et \( \mu \) est une mesure de Radon sur \( \mathopen{]}0,\infty\mathclose{[} \). Pit­man et Yor ont mon­tré que cette quant­ité pouv­ait être exprimée sous la forme \[\phi(\infty)^{d/2}\exp\biggl(\frac{x}{2}\phi^{\prime}(0)\!\biggr),\]\( \phi \) est l’unique solu­tion pos­it­ive décrois­sante de l’équa­tion de Sturm–Li­ouville \( y^{\prime\prime}=\mu y \) avec pour con­di­tion ini­tiale \( \phi(0)=1 \). Sup­po­sons pour sim­pli­fi­er que \( \mu \) est ab­so­lu­ment con­tin­ue, \( \mu({\mathrm d} t)= f(t)\,{\mathrm d} t \), avec \( f: {\mathbb{R}}\to {\mathbb{R}}_+ \) est une fonc­tion mesur­able et identique­ment nulle sur \( {\mathbb{R}}_- \), et que \( x=1 \). Une étape cru­ciale de [◊] est d’ob­serv­er que, par le second théorème de Ray–Knight, \( \int_0^{\infty} X_t \mu( {\mathrm d} t) \) a la même loi (et donc la même trans­formée de Laplace) que \[\int_{{\mathbb{R}}} f(x) L^x_{\tau_1}\,{\mathrm d} x = \int_0^{\tau_1} f(B_s) \,{\mathrm d} s,\] où l’iden­tité ci-des­sus découle de la for­mule des dens­ités d’oc­cu­pa­tion (1). Le cal­cul stochastique, et plus spéci­fique­ment les for­mules d’Itô et de Tana­ka, per­met al­ors de véri­fi­er que le pro­ces­sus \[ \phi(B^+_t) \exp\biggl(-\frac{\phi^{\prime}(0)}{2} L_t - \frac{1}{2}\int_0^tf(B_s)\,{\mathrm d} s\biggr) \] est une mar­tin­gale loc­ale, puis d’ap­pli­quer le théorème d’arrêt et d’ob­tenir l’iden­tité \[ {\mathbb{E}}\biggl(\exp \biggl(- \frac{1}{2}\int_0^{\tau_1} f(B_s) \,{\mathrm d} s\biggr)\!\biggr)= \exp\biggl(\frac{1}{2}\phi^{\prime}(0)\!\biggr). \]

Dans une autre dir­ec­tion, et en col­lab­or­a­tion avec Mar­tin Bar­low, Marc Yor s’est intéressé à re­li­er les temps lo­c­aux aux inégalités de Burk­hold­er–Dav­is–Gundy (en abrégé, BDG). Rap­pelons que ces dernières énon­cent l’ex­ist­ence pour chaque \( p > 0 \) de con­stantes uni­versell­es \( 0 < c_p \leq C_p < \infty \) tell­es que, pour tout temps d’arrêt2 \( T \) re­latif à un mouvement browni­en réel \( B \), on a l’en­cadre­ment \begin{equation} c_p{\mathbb{E}}(T^{p/2}) \leq {\mathbb{E}}((B^*_T)^{p}) \leq C_p{\mathbb{E}}(T^{p/2}), \end{equation}\( B^*_T=\sup_{0\leq t\leq T} |B_t| \) désigne le su­prem­um ab­solu de \( B \) sur l’in­ter­valle de temps \( [0,T] \). Tout d’abord, dans [◊], les auteurs montrent qu’on a égale­ment \begin{equation} c^{\prime}_p{\mathbb{E}}(T^{p/2}) \leq {\mathbb{E}}((L^*_{T})^{p}) \leq C^{\prime}_p{\mathbb{E}}(T^{p/2}), \end{equation}\( L^*_{T}=\sup_{ x\in{\mathbb{R}}}L_T^x \) et \( 0 < c^{\prime}_p \leq C^{\prime}_p < \infty \) sont égale­ment des con­stantes uni­versell­es (le résul­tat énoncé dans [◊] est en fait un peu plus général et con­cerne les fonc­tions dites modérées et non pas seule­ment les fonc­tions puis­sances). No­tons que la minor­ation est fa­cile, en ef­fet il suf­fit d’écri­re \[ T=\int_{{\mathbb{R}}} L^x_T \,{\mathrm d} x = \int_{-B^*_T}^{B^*_T} L^x_T \,{\mathrm d} x \leq 2 B^*_T L^*_T, \] où la première égalité découle de la for­mule des dens­ités d’oc­cu­pa­tion (1), et la seconde du fait que \( L^x_T=0 \) pour \( x\not\in[-B^*_T,B^*_T] \) (par défi­ni­tion même de \( L^x_T \)). La minor­ation \( c^{\prime}_p{\mathbb{E}}(T^{p/2}) \leq {\mathbb{E}}((L^*_{T})^{p}) \) s’en­suit aisément en util­is­ant l’inégalité de Cauchy–Schwarz et (10). La ma­jor­a­tion de (11) quant à elle est beau­c­oup plus délic­ate à étab­lir et re­quiert les théorèmes de Ray–Knight. Dans [◊], les mêmes auteurs ont ob­tenu à l’aide d’un lemme dû à Gar­sia, Ro­demich et Rum­sey, des ex­ten­sions pour des semi-mar­tin­gales con­tin­ues, \( X=(X_t,\, t\geq 0) \), en étab­lis­sant not­am­ment que pour tout \( p\geq 1 \), il ex­iste une con­stante numérique \( k_p \) telle que \[{\mathbb{E}}((L^*_{\infty}(X))^p) \leq k_p {\mathbb{E}}((X^*_{\infty}+ \bar V_{\infty})^p),\]\( L^*_{\infty}(X)=\sup_{t\geq 0, x\in{\mathbb{R}}} L^x_t(X) \), \( X^*_{\infty}=\sup_{t\geq 0} |X_t| \), et \( \bar V_{\infty} \) désigne la vari­ation totale du pro­ces­sus à vari­ation finie \( V \). Les inégalités de Bar­low–Yor sont fréquem­ment util­isées par différents auteurs, par ex­emple pour étab­lir des pro­priétés de con­tinu­ité de fa­milles d’intégrales stochastiques.

Les théorèmes de Ray–Knight sont égale­ment à l’ori­gine d’un trav­ail aty­pique [◊] de Marc Yor en col­lab­or­a­tion avec Jonath­an War­ren, que je vais main­ten­ant brièvement décri­re. Considérons un mouvement browni­en réel réfléchi issu de 0, \( W=(W_t,\, t\geq 0) \), c’est-à-dire que \( W \) a la même loi que \( |B| \), et no­tons pour tout \( a\geq0 \) \[T_a=\inf\{t\geq 0: W_t=a\}.\] Il est fa­cile de transférer le (premi­er) théorème de Ray–Knight au mouvement browni­en réfléchi, et on voit que le pro­ces­sus \( (\ell^{1-x}_{T_1},\, 0\leq x \leq 1) \) des temps lo­c­aux de \( W \) pris au temps \( T_1 \) est un carré de pro­ces­sus de Bessel de di­men­sion 2, issu de 0, et re­streint à l’in­ter­valle de temps \( [0,1] \). La con­nais­sance des temps lo­c­aux \( (\ell^x_{T_1}, x\leq 1) \) ne per­met pas à elle seule de re­con­stru­ire entière­ment le pro­ces­sus \( (W_t,\, 0\leq t \leq 1) \), et on s’intéresse naturelle­ment à la loi con­di­tion­nelle de \( (B_t,\, 0\leq t \leq T_1) \) con­nais­sant \( (\ell^x_{T_1},\, 0\leq x\leq 1) \). Pour cela, War­ren et Yor considèrent tout d’abord une fonc­tion­nelle par­ticulière, le pro­ces­sus quo­tient \[( \ell^x_{T_a}/\ell^x_{T_1},\, 0\leq x \leq a)\] pour \( a < 1 \), et montrent que la loi con­di­tion­nelle de ce derni­er sachant \( (\ell^x_{T_1}, 0\leq x\leq 1) \) est celle de \[ Y\biggl(\int_x^a \frac{{\mathrm d} y}{\ell^y_{T_1}},\, 0\leq x \leq a\biggr)\]\( Y \) désigne un pro­ces­sus de dif­fu­sion (dit de Jac­obi) sur \( [0,1] \), ay­ant pour générat­eur in­fin­itésim­al \[{\mathcal G}f(x)= 2x(1-x) f^{\prime\prime}(x) + 2(1-x) f^{\prime}(x),\] qui est en fait indépendant des temps lo­c­aux \( (\ell^x_{T_1},\, 0\leq x\leq 1) \). Parmi les prin­ci­paux résul­tats de leur trav­ail, ils décriv­ent un pro­ces­sus \( \hat W \) dont le pro­ces­sus des temps lo­c­aux est un pro­ces­sus de Jac­obi, ce qui peut être in­ter­prété comme une vari­ante du théorème de Ray–Knight. Plus précisément, ils montrent que si l’on défi­nit im­pli­cite­ment \( \hat W \) par l’iden­tité \[\theta(W_t)= \hat W_{A_t},\quad 0\leq t < T_1\] avec \[A_t=\int_0^t ( \ell_{T_1}^{W_s})^{-2} \,{{\mathrm d} s }\quad \hbox{et} \quad \theta(x)=\int_0^x \frac{{\mathrm d} y}{\ell_{T_1}^y},\] al­ors \( \hat W \) est indépendant du pro­ces­sus des temps lo­c­aux \( (\ell^x_{T_1},\, 0\leq x\leq 1) \). Par ail­leurs, si on note \( (\lambda_t^x,\, 0\leq x \leq 1) \) le pro­ces­sus des temps lo­c­aux de \( \hat W \) évalué au temps \( t \), et \( \hat T_a=\inf\{t\geq 0: \hat W_t=a\} \), al­ors pour tout \( 0 < a < 1 \), \( (\lambda_{\hat T_1}^{a-x},\, 0\leq x \leq a) \) est un pro­ces­sus de Jac­obi re­streint à l’in­ter­valle de temps \( [0,a] \).

War­ren et Yor dénom­ment \( \hat W \) le “Browni­an burg­lar” en util­is­ant la méta­phore suivante: la po­lice est sur les traces d’un cam­bri­o­leur, et ne dis­pose pour le ret­rouver que de l’in­form­a­tion de ses différents temps de séjours dans les hôtels de la ville, sans connaître ni l’or­dre, ni les dates. Elle doit s’ef­for­cer de re­con­stit­uer l’itinéraire du cam­bri­o­leur le plus prob­able.

4. Inverse du temps local et excursions

Lor­squ’un pro­ces­sus de Markov en temps dis­cret ad­met un point récur­rent, dis­ons 0 pour fix­er les idées, dans le sens où partant de 0 le pro­ces­sus re­tourne pr­esque-sûre­ment en 0, il est naturel — et souvent très utile — de décom­poser sa tra­jectoire sur les in­ter­valles de temps lors de­squels elle ef­fec­tue une ex­cur­sion hors de 0. On peut énumérer ces ex­cur­sions: la première depuis le temps ini­tial jusqu’au premi­er re­tour en 0, la seconde, etc., et par la pro­priété de Markov forte, ces ex­cur­sions sont indépendantes les unes des autres et ont toutes la même loi.

Dans le cas du mouvement browni­en réel, 0 est certes un point récur­rent que la tra­jectoire vis­ite pr­esque-sûre­ment en des temps ar­bit­raire­ment grands; cepend­ant, cette tra­jectoire re­vi­ent immédiate­ment en 0, c’est-à-dire que \( \inf\{t > 0: B_t=0\}=0 \) p.s., et l’en­semble des zéros du browni­en, \[{\mathcal Z}=\{t\geq 0: B_t=0\},\] est p.s. un fermé par­fait. On ne peut donc ni par­ler du premi­er temps de re­tour en 0, ni énumérer les ex­cur­sions hors de 0. Néan­moins, K. Itô [e2] a mon­tré que le temps loc­al per­mettait de con­tourn­er cette dif­fi­culté in­trinsèque, comme nous al­lons main­ten­ant l’es­quis­s­er.

Le temps loc­al browni­en au niveau 0, \( L: t \mapsto L_t \), est un pro­ces­sus con­tinu, crois­sant, et qui ne croît que lor­sque \( B \) s’an­nule, dans le sens où, pr­esque sûre­ment, le sup­port de la mesure de Stieltjes3 \( {\mathrm d} L_t \) coïncide avec l’en­semble \( {\mathcal Z} \) des zéros du mouvement browni­en. Le temps loc­al est ain­si un outil fon­da­ment­al pour l’étude de \( {\mathcal Z} \) et des ex­cur­sions que le mouvement browni­en réal­ise hors de 0. Pour se faire, il est com­mode d’in­troduire l’in­verse du temps loc­al \[\tau_t:=\inf\{s\geq 0: L_s > t\},\quad t\geq 0.\] Le pro­ces­sus \( \tau=(\tau_t,\, t\geq 0) \) est crois­sant et con­tinu à droite, et véri­fie l’iden­tité \( L_{\tau_t}=t \) (autre­ment dit, \( \tau \) est un in­verse à droite de \( L \), i.e. \( L\circ \tau =\operatorname{Id} \)). D’autre part, en not­ant \( \tau_{t-}=\lim_{s\to t-}\tau_s \) la lim­ite à gauche de \( \tau \) en \( t \), on a égale­ment \[\tau_{L_t}= \inf\{s > t: B_s=0\} \quad \hbox{et}\quad \tau_{L_t-}=\sup\{s < t: B_s=0\},\] de sorte que si \( B_t\neq 0 \), al­ors \( \tau_{L_t-} \) et \( \tau_{L_t} \) sont re­spect­ive­ment les ex­trémités gauche et droite de l’in­ter­valle de temps con­ten­ant \( t \) et dur­ant le­quel \( B \) ef­fec­tue une ex­cur­sion hors de 0. En­fin, on montre fa­cile­ment que l’im­age fermée de \( \tau \) coïncide avec l’en­semble des zéros du browni­en, \[ {\mathcal Z}= \{\tau_t,\, t\geq 0\}^\mathrm{cl} = \{\tau_t,\, t\geq 0\}\cup\{\tau_{t-}: \tau_t\neq \tau_{t-}\}\quad \hbox{p.s.}\] Autre­ment dit, la re­présen­t­a­tion can­o­nique de l’ouvert aléatoire \( {\mathcal Z}^c={\mathbb{R}}_+\backslash {\mathcal Z} \) comme réuni­on d’in­ter­valles ouverts deux à deux dis­joints est donnée par \[{\mathcal Z}^c = \bigcup\, \mathopen{]}\tau_{t-},\tau_t\mathclose{[}\] où l’uni­on est prise sur l’en­semble (aléatoire) des temps \( t \) en lesquels \( \tau \) est dis­con­tinu. Les in­ter­valles \( \mathopen{]}\tau_{t-},\tau_t\mathclose{[} \) s’ap­pel­lent les in­ter­valles d’ex­cur­sion, et à tout \( t\geq 0 \) tel que \( \tau_{t-} < \tau_t \), on as­socie l’ex­cur­sion de la tra­jectoire browni­enne hors de 0: \begin{equation} e_t(s)= B_{s+\tau_{t-}},\quad 0\leq s \leq \tau_t-\tau_{t-}. \end{equation}

K. Itô a mon­tré que le pro­ces­sus des ex­cur­sions, \( t\mapsto e_t \), est un pro­ces­sus de Pois­son ponc­tuel à valeurs dans un es­pace de tra­jectoires. Ceci donne un form­al­isme rigoureux à l’in­tu­ition selon laquelle, de façon très in­formelle, les ex­cur­sions browni­ennes doivent être indépendantes et toutes de même loi, qui a per­mis de déve­lop­per une théorie re­marquable­ment riche et utile.

Marc Yor avait une ad­mir­a­tion pro­fonde pour K. Itô, non seule­ment pour la découverte du cal­cul stochastique, mais égale­ment pour la théorie des ex­cur­sions que Marc a util­isée dans un grand nombre de ses travaux. Marc s’est not­am­ment intéressé aux fonc­tion­nelles ad­dit­ives du browni­en sub­or­données par l’in­verse du temps loc­al. Pour rest­er simple, considérons une fonc­tion­nelle intégrale du type \[A_t=\int_0^tf(B_s)\,{\mathrm d} s\quad \hbox{pour }t\geq 0,\] avec \( f:{\mathbb{R}}\to {\mathbb{R}} \) une fonc­tion mesur­able loc­ale­ment intégrable, et com­po­sons-la avec l’in­verse du temps loc­al. Par ad­dit­iv­ité (c’est-à-dire, dans ce cas, la simple re­la­tion de Chasles), on a \[A_{\tau_{t+u}}= \int_0^{\tau_{t+u}} f(B_s) \,{\mathrm d} s = \int_0^{\tau_{t}} f(B_s) \,{\mathrm d} s + \int_{\tau_{t}}^{\tau_{t+u}}f(B_s) \,{\mathrm d} s = A_{\tau_t}+ A^{\prime}_{\tau^{\prime}_u},\] avec \[A^{\prime}_{\tau^{\prime}_u}= \int_{\tau_{t}}^{\tau_{t+u}}f(B_s) \,{\mathrm d} s = \int_0^{\tau_{t+u}-\tau_{t}}f(B_{s+\tau_{t}}) \,{\mathrm d} s.\] Le point clef est que le mouvement browni­en se régénère au temps \( \tau_t \), dans le sens où le pro­ces­sus \( B^{\prime}=(B_{s+\tau_t}, s\geq 0) \) ob­tenu par trans­la­tion de la tra­jectoire au temps aléatoire \( \tau_t \), est un nou­veau mouvement browni­en, qui de plus est indépendant de la partie de la tra­jectoire av­ant \( \tau_t \). Cette pro­priété de régénéra­tion découle de la pro­priété de Markov forte du mouvement browni­en, et du fait que \( \tau_t \) est un temps d’arrêt en le­quel \( B \) s’an­nule.

On peut al­ors ré-écri­re \[A^{\prime}_{\tau^{\prime}_u}=\int_0^{\tau^{\prime}_{u}}f(B^{\prime}_s) \,{\mathrm d} s,\] avec \( \tau^{\prime}_{u} = \tau_{t+u}-\tau_{t} \), et on véri­fie sans peine que le pro­ces­sus \( \tau^{\prime}=(\tau^{\prime}_u, u\geq 0) \) n’est autre que l’in­verse du temps loc­al du mouvement browni­en \( B^{\prime} \). La re­la­tion \[A_{\tau_{t+u}} =A_{\tau_t}+ A^{\prime}_{\tau^{\prime}_u}\] montre ain­si que le pro­ces­sus \( t\mapsto A_{\tau_{t}} \) a des ac­croisse­ments indépendants et sta­tion­naires; on dit que c’est un pro­ces­sus de Lévy. En conséquence, sa loi, en tant que pro­ces­sus aléatoire, est entière­ment déter­minée par une mar­ginale uni­di­men­sion­nelle, c’est à dire par ex­emple par la loi de sa valeur prise au temps \( t=1 \), \( A_{\tau_{1}} \), dont nous avons vu à la sec­tion précédente com­ment cal­culer la trans­formée de Laplace.

Rap­pelons par ail­leurs que la struc­ture d’un pro­ces­sus de Lévy \( \xi=(\xi_t,\, t\geq 0) \) est pour l’es­sen­tiel décrite par ses sauts \( \Delta\xi_t:=\xi_t-\xi_{t-} \), et que ces derniers for­ment un pro­ces­sus de Pois­son ponc­tuel (il s’agit de la célèbre décom­pos­i­tion de Lévy–Itô). Dans la situ­ation précédente où \( \xi_t=A_{\tau_t} \), on a \[ \Delta\xi_t = A_{\tau_t}- A_{\tau_{t-}}= \int_{\tau_{t-}}^{\tau_t} f(B_s)\,{\mathrm d} s, \] et on peut exprimer cette dernière quant­ité en ter­mes de l’ex­cur­sion \( e_t \) définie par (12): \[\int_{\tau_{t-}}^{\tau_t} f(B_s)\,{\mathrm d} s = \int f(e_t(s)) \,{\mathrm d} s,\] où l’intégrale dans le membre de droite est prise sur le temps de vie de l’ex­cur­sion \( e_t \). Ain­si la théorie des ex­cur­sions d’Itô per­met de déter­miner le pro­ces­sus des sauts de \( t\mapsto A_{\tau_{t}} \).

Dans un su­perbe art­icle [◊] en col­lab­or­a­tion avec Phil­ippe Bi­ane, les idées es­quissées ci-des­sus ont été déve­loppées dans le cas où \( f(x)=1/x \), et plus générale­ment \( f(x)=\mathrm{sgn}(x)|x|^{\gamma} \) avec \( \gamma > -3/2 \). Plus précisément, pour \( -3/2 < \gamma\leq -1 \), la fonc­tion \( f \) n’étant pas loc­ale­ment intégrable au voisin­age de 0, il con­vi­ent de définir la fonc­tion­nelle \( A_t \) au sens des valeurs prin­cip­ales de Cauchy, c’est-à-dire comme \[\lim_{\varepsilon \to 0+} \int_0^t \mathbf{ 1}_{\{|B_s| > \varepsilon\}} \mathrm{sgn}(B_s) |B_s|^{\gamma}\,{\mathrm d} s = \lim_{\varepsilon \to 0+} \int_{\varepsilon}^{\infty} x^{\gamma}(L^x_t-L^{-x}_t) \,{\mathrm d} x,\] où l’ex­ist­ence de la lim­ite découle de la régu­lar­ité de Hölder (d’or­dre \( 1/2-\varepsilon \) pour tout \( \varepsilon > 0 \)) des temps lo­c­aux browni­ens. La pro­priété d’in­vari­ance par change­ment d’échelle du mouvement browni­en en­traîne aisément que le pro­ces­sus de Lévy \( \xi=A\circ \tau \) est plus précisément un pro­ces­sus stable symétrique d’ex­posant \( 1/(2+\gamma) \). En s’ap­puyant en grande partie sur la théorie des ex­cur­sions, Bi­ane et Yor étab­lis­sent un très grand nombre d’iden­tités en loi et de for­mules ex­pli­cites. Par ex­emple, pour \( \gamma=-1 \), la fonc­tion­nelle \( A \) peut être vue comme la trans­formée de Hil­bert des temps lo­c­aux, \[A_t:=H_t= \int_{0}^{\infty} x^{-1}(L^x_t-L^{-x}_t) \,{\mathrm d} x,\] et ils ob­tiennent la for­mule re­marquable suivante \[{\mathbb{E}}\biggl(\exp\biggl(i\frac{a}{\pi}H_{\tau_t}- \frac{b^2}{2}\tau_t\biggr)\! \biggr) = \exp( -t a \coth(a/b)),\] avec \( a,b\in{\mathbb{R}} \), \( b\neq 0 \). Pour \( b=0 \), on a \[{\mathbb{E}}\biggl(\exp\biggl(i\frac{a}{\pi}H_{\tau_t}\biggr)\! \biggr) = \exp( -t |a|),\] c’est-à-dire que \( ({\pi}^{-1}H_{\tau_t},\, t\geq 0) \) est un pro­ces­sus de Cauchy stand­ard.

Dans une dir­ec­tion différente, la théorie des ex­cur­sions d’Itô joue un rôle es­sen­tiel dans plusieurs travaux que Marc Yor et Jim Pit­man ont con­sacrés aux lon­gueurs des ex­cur­sions, à leurs hauteurs, ou plus générale­ment à di­verses fonc­tion­nelles des ex­cur­sions. Ces travaux cul­min­er­ont avec l’étude de la fa­mille à deux paramètres des dis­tri­bu­tions de Pois­son–Di­rich­let; nous ren­voy­ons le lec­teur au texte de Jim Pit­man dans ce volume pour une présen­t­a­tion détaillée de ce sujet.

5. Temps locaux d’intersection

Dans cette sec­tion, nous nous intéresser­ons au mouvement browni­en \( n \)-di­men­sion­nel avec \( n\geq 2 \), que nous noter­ons tou­jours \( B=(B_t,\, t\geq 0) \) par sim­pli­cité. Il est bi­en con­nu, et fa­cile à étab­lir, que les points sont po­laires pour \( B \), dans le sens où pour tout \( x\in {\mathbb{R}}^n \), la prob­ab­ilité que la tra­jectoire browni­enne passe par \( x \) en un temps stricte­ment pos­i­tif, est nulle. Il en découle aisément que la mesure de Le­besgue de l’en­semble \( {\mathcal B}=\{B_t: t > 0\} \) des points de \( {\mathbb{R}}^n \) vis­ités par la tra­jectoire browni­enne, a une mesure de Le­besgue nulle, pr­esque-sûre­ment. En ef­fet, si nous dési­gnons par \( \lambda \) la mesure de Le­besgue \( n \)-di­men­sion­nelle, al­ors le théorème de Fu­bini–Ton­elli donne \[{\mathbb{E}}( \lambda({\mathcal B})) = {\mathbb{E}}\biggl(\int_{{\mathbb{R}}^n} \mathbf{ 1}_{\mathcal B}(x) \lambda({\mathrm d} x)\!\biggr) = \int_{{\mathbb{R}}^n} {\mathbb{E}}( \mathbf{ 1}_{\mathcal B}(x)) \lambda({\mathrm d} x) = \int_{{\mathbb{R}}^n} {\mathbb{R}}( x\in{\mathcal B}) \lambda({\mathrm d} x),\] et le ter­me de droite vaut zéro puisque, les points étant po­laires, nous savons que \( {\mathbb{R}}( x\in{\mathcal B})=0 \) pour chaque \( x\in{\mathbb{R}}^n \). Comme pour tout \( t\geq 0 \), la mesure d’oc­cu­pa­tion \( \mu_t \) définie par \[ \int_{{\mathbb{R}}^n}f(x) \mu_t({\mathrm d} x) = \int_0^t f(B_s)\,{\mathrm d} s \] avec \( f:{\mathbb{R}}^n\to {\mathbb{R}} \) une fonc­tion mesur­able bornée générique, est portée par une partie com­pacte de \( {\mathcal B} \) et donc de mesure de Le­besgue nulle, le théorème de Radon–Nikodym as­sure al­ors que pr­esque-sûre­ment, la mesure aléatoire \( \mu_t \) est sin­gulière par rap­port à \( \lambda \). On ne peut donc pas définir de temps loc­al browni­en en di­men­sion \( n\geq 2 \) comme dens­ité d’oc­cu­pa­tion.

À partir des années 1950, Dvoret­sky, Erdös et Kak­utani ont étudié les points mul­tiples de la tra­jectoire browni­enne. Ils ont mon­tré l’ab­sence de points doubles en di­men­sion \( n\geq 4 \), c’est-à-dire que la prob­ab­ilité qu’il ex­iste des in­stants dis­tincts en lesquelles la courbe browni­enne passe par le même point, \[{\mathbb{R}}(\exists s,t: s\neq t \hbox{ et } B_s = B_t),\] est nulle. En re­vanche, cette prob­ab­ilité vaut 1 en di­men­sion \( n=2 \) ou 3; plus précisément en di­men­sion \( n=2 \), on peut pr­esque-sûre­ment trouver des points de mul­ti­pli­cité ar­bit­raire, al­ors qu’en di­men­sion \( n=3 \), il n’ex­iste pr­esque-sûre­ment pas de point triple. Ces résul­tats très frap­pants ont été la source d’un grand nombre de travaux en théorie des prob­ab­ilités bi­en sûr, mais aus­si en ana­lyse har­mo­nique et en physique mathématique (où l’intérêt pour les tra­jectoires aléatoires sans auto-in­ter­sec­tions est par­ticulière­ment mar­qué).

Motivé par des travaux de phys­i­ciens (S. Ed­wards, K. Sy­man­zik, J. West­water, …), Jay Rosen s’est penché dès le début des années 1980 sur les mesur­es aléatoires \( \nu_A \), avec \( A \) partie mesur­able bornée de \( {\mathbb{R}}_+\times {\mathbb{R}}_+ \), qui sont définies par \[ \int_{{\mathbb{R}}^n}f(x) \nu_A({\mathrm d} x) = \int_{(u,v)\in A} f(B_u-B_v) \,{\mathrm d} u \,{\mathrm d} v. \] Il a mon­tré qu’elles étaient pr­esque-sûre­ment ab­so­lu­ment con­tin­ues par rap­port à la mesure de Le­besgue en di­men­sions \( n=2 \) et \( n=3 \) (en di­men­sion supérieure, l’ab­sence de point double de la tra­jectoire browni­enne en­traine que \( \nu_A \) est sin­gulière, par un ar­gu­ment proche du précédent). On peut al­ors définir des temps lo­c­aux d’in­ter­sec­tion \( (\alpha(x,A), x\in{\mathbb{R}}^n) \) comme dens­ités de \( \nu_A \), i.e. \[\int_{(u,v)\in A} f(B_u-B_v) \,{\mathrm d} u \,{\mathrm d} v= \int_{{\mathbb{R}}^n} f(x) \alpha(x,A) \lambda({\mathrm d} x).\]

Jay Rosen [◊] établit que ces temps lo­c­aux d’in­ter­sec­tions dépendaient con­tinûment de la vari­able d’es­pace \( x \), pour­vu que le boréli­en \( A \) reste éloigné de la di­ag­onale \( D=\{(u,u), u\in{\mathbb{R}}_+\} \). En re­vanche, un phénomène d’ex­plo­sion se produit pour \( \alpha(0,A) \) lor­sque \( A \) s’ap­proche de \( D \); ceci a été quan­ti­fié précisément en di­men­sion \( n=2 \) par S. R. Varadhan. J. Rosen a en­suite ob­tenu une première for­mule du type de celle de Tana­ka (2) qui per­met de re­présenter \( \alpha(x,A) \) pour \( A=[a,b]\times [c,d] \) avec \( b < c \) en ter­mes d’une intégrale stochastique.

Marc Yor [◊] a dérivé des for­mules plus simples pour re­présenter ces temps lo­c­aux d’in­ter­sec­tion. En pren­ant pour \( A=\{(s,u): 0\leq s < u \leq t\} \), il ob­tient en di­men­sion \( n=2 \), pour \( x\neq 0 \) \[\int_0^t (\ln|B_t-B_s-x|-\ln|x|) \,{\mathrm d} s = \int_0^t\biggl({\mathrm d} B_u; \int_0^u \,{\mathrm d} s \frac{ B_u-B_s-x}{|B_u-B_s-x|^2}\biggr) + \pi \alpha(x, A),\] et en di­men­sion \( n=3 \) \[ \int_0^t (| B_u-B_s-x|^{-1}-|x|^{-1}) \,{\mathrm d} s = -\int_0^t\biggl({\mathrm d} B_u; \int_0^u {\mathrm d} s \frac{ B_u-B_s-x}{|B_u-B_s-x|^3}\biggr) -2 \pi \alpha(x, A). \]

Ces for­mules, auxquelles Marc don­nera le nom de Tana­ka–Rosen, sont par­ticulière­ment utiles pour étud­i­er le com­porte­ment de \( \alpha(x, A) \) lor­sque \( x\to 0 \). Elles per­mettent not­am­ment d’étab­lir as­sez sim­ple­ment le résul­tat de renor­m­al­isa­tion de Varadhan en di­men­sion \( n=2 \), et son pendant en di­men­sion \( n=3 \). Toute­fois, et Marc le re­con­nais­sait lui-même, ce sont d’autres cher­ch­eurs que lui, not­am­ment R. Bass, X. Chen, J.-F. Le Gall et J. Rosen, qui sont allés le plus loin dans l’étude des temps lo­c­aux d’in­ter­sec­tion browni­ens et de leurs ap­plic­a­tions aux points mul­tiples.

6. En guise de conclusion

Je voudrais con­clure par une an­ec­dote per­son­nelle, qui re­flète as­sez bi­en je crois une des façons que Marc avait de trav­ailler. Notre dernière col­lab­or­a­tion, pendant l’été 2013, por­tait égale­ment sur les temps lo­c­aux, et plus précisément pour les pro­ces­sus à vari­ation finie. Tout avait com­mencé avec un sujet d’ex­a­men qu’il avait rédigé pour un de ses cours (Marc pro­po­sa­it souvent des sujets ori­gin­aux liés à ses recherches récen­tes) et qu’il m’avait en­voyé. Marc pen­sait qu’il y avait peut-être là matière à des déve­lop­pe­ments et m’avait pro­posé d’y réfléchir avec lui. Après quelques mois d’échanges par fax et cour­ri­er élec­tro­nique, quand notre trav­ail m’a semblé abouti et avoir pris une forme pr­esque défi­nit­ive, j’ai rédigé un court art­icle et l’ai en­voyé à Marc pour re­lec­ture. Outre quelques cor­rec­tions de fautes de frappes et d’im­précisions, Marc com­mente la preuve du résul­tat prin­cip­al: “tiens, on ap­plique ici en­core le théorème de Fu­bini…”. Sur le coup, je n’ai pas com­pris; bi­en sûr le théorème de Fu­bini est un outil de base en ana­lyse, on l’ap­plique très souvent. Puis j’ai réfléchi à sa re­marque et ai fini par réal­iser qu’il fal­lait com­plètement changer de point de vue. En se con­centrant sur le théorème de Fu­bini, on par­venait à don­ner à notre résul­tat une forme plus générale, et sur­tout la démon­stra­tion de­venait limp­ide. Ain­si, partant d’une re­marque très simple, en l’oc­cur­rence un banal sujet d’ex­a­men, en démont­ant le mécan­isme afin d’en mieux com­pren­dre tous les ressorts, en cher­chant à général­iser, et en se lais­sant guider par une petite mu­sique intérieure, on abou­tis­sait à un joli résul­tat nou­veau.

Marc avait une in­sa­ti­able curi­os­ité mathématique, doublée d’une ca­pa­cité de trav­ail hors du com­mun, et pour lui, la petite mu­sique intérieure était une sym­phonie.