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Celebratio Mathematica

Marc Yor

Des points et des lignes: souvenirs de Marc Yor

by Zhan Shi

Les con­tacts réguli­ers que Marc Yor main­tenait avec les doc­tor­ants se faisaient prin­cip­ale­ment via un groupe de trav­ail heb­doma­daire in­titulé “Étude fine du mouvement browni­en”. Ce groupe de trav­ail con­stituait une suite naturelle à ce­lui, sur les temps lo­c­aux, que Marc avait précédem­ment or­ganisé dans les années 1970 avec Jacques Azéma, clôturé par la mono­graph­ie Temps lo­c­aux publiée dans la série d’Astérisque. Cette mono­graph­ie a tell­e­ment im­pres­sionné Paul-An­dré Mey­er qu’il con­fia en­suite, à Azéma et Yor, la re­sponsab­ilité de l’édi­tion du Sémin­aire de Prob­ab­ilités chez Spring­er. Sous le titre un peu par­ticuli­er d’\( \, \)“Étude fine du mouvement browni­en”, étaient cachés les thèmes prin­ci­paux du groupe de trav­ail : points mul­tiples et temps lo­c­aux d’in­ter­sec­tions du mouvement browni­en. Une partie des activ­ités de Marc sur ces thèmes est d’ail­leurs présentée suc­cincte­ment par cer­tains art­icles de ce volume. Les par­ti­cipants du groupe de trav­ail con­stituaient un mélange de doc­tor­ants, de jeunes cher­ch­eurs, et de cher­ch­eurs plus avancés. Chaque année, la première réuni­on du groupe de trav­ail, syn­onyme de la séance d’or­gan­isa­tion, était, pour beau­c­oup, à la fois at­ten­due et re­doutée. At­ten­due car l’on découv­rait une liste d’art­icles et de prépub­lic­a­tions que Marc pro­po­sa­it d’étud­i­er et d’ex­poser. Re­doutée car cela sig­ni­fi­ait beau­c­oup d’ef­forts pour la lec­ture.

Avec le groupe de trav­ail, les jeunes cher­ch­eurs étaient non seule­ment en con­tact avec les tout derniers déve­lop­pe­ments sur ces sujets qu’ils s’ef­forçaient de bi­en digérer, mais ils pouv­aient égale­ment ob­serv­er la façon dont trav­ail­laient des cher­ch­eurs con­firmés, ce qui était une expéri­ence précieuse. Marc savait bi­en en­cour­ager les jeunes cher­ch­eurs, y com­pris les plus bril­lants d’entre eux ; ain­si, l’or­gan­isa­tion du groupe de trav­ail fut vite en­rich­ie par l’ar­rivée de Jean-François Le Gall, suivie un peu plus tard de celle de Jean Ber­toin. Au fil du temps, les thèmes du groupe de trav­ail évoluèrent naturelle­ment, tout comme le mode de fonc­tion­nement.

À l’im­age de Paul Lévy av­ant lui, Marc Yor était fas­ciné par le mouvement browni­en, et était con­vain­cu que tout problème non trivi­al pour le mouvement browni­en méri­tait at­ten­tion. Par ail­leurs, il mon­trait une pa­tience in­finie à l’égard des jeunes cher­ch­eurs — et plus générale­ment, de tous ceux — qui venaient lui poser des ques­tions. Même si cer­taines ques­tions étaient mal posées, la réponse de Marc don­nait tou­jours un sen­ti­ment pos­i­tif et en­cour­a­geant. Marc était donc tout le temps dispon­ible pour tous. Pendant les va­cances scol­aires, s’il ne pouv­ait venir au Labor­atoire tous les jours, il nous in­vitait à al­ler trav­ailler chez lui. C’est ain­si que j’ai découvert Saint-Chéron, un petit vil­lage à une heure de Par­is par le train, où Marc a passé les vingt-neuf dernières années de sa vie. Lor­sque je me rendais à son dom­i­cile, c’était bi­en sûr pour le trav­ail, mais pas seule­ment, car Marc ai­mait part­ager d’autres choses. Je me souviendrai, pour tou­jours, du mo­ment précis où, dans son bur­eau à Saint-Chéron, il m’a mon­tré cer­tains manuscrits de Paul Lévy, les ten­ant très soigneuse­ment au bout des doigts comme s’il avait eu peur que ces manuscrits fond­ent comme de la neige sous le soleil.

Marc Yor était un jog­ger de longue date, et trouv­ait dans le quart­i­er nord de Saint-Chéron un en­viron­nement idéal pour le foot­ing et la prom­en­ade. Dans ce quart­i­er, j’ai passé des heures et des heures de prom­en­ade avec lui, par­lant de mathématiques et de tout autres choses. C’est là que j’ai pu mieux le connaître non seule­ment comme mathématicien, mais sur­tout comme être hu­main. C’est là que j’ai ap­pris sa pas­sion pour la littérat­ure russe. C’est là qu’il m’a re­com­mandé cer­tains auteurs dont j’ig­no­rais jusque-là le nom.

Dans les années 1990, le mode de fonc­tion­nement du groupe de trav­ail ay­ant beau­c­oup évolué, Marc Yor décida al­ors d’or­gan­iser un nou­veau groupe de trav­ail ex­clus­ive­ment pour les doc­tor­ants, dans le but d’en­cadrer en­core mieux leur thèse. Ain­si le WIP — Work in Pro­gress — a vu le jour. L’am­bi­ance “fa­miliale” du WIP est décrite dans l’ex­cel­lent art­icle de Ro­ger Man­suy, in­titulé “Une ex­cur­sion avec Marc Yor”, sur le site d’Im­ages des mathématiques du CNRS. Tous les thésards de Marc avaient droit au WIP, mais pas seule­ment, car j’ai en­suite découvert que plusieurs de mes pro­pres thésards y par­ti­cipaient égale­ment, suite à une in­vit­a­tion de Marc. En d’autres mots, Marc s’oc­cu­pait aus­si de cer­tains de mes thésards, au bon­heur de ces derniers. Plus tard, Cath­er­ine Donati et Frédérique Petit ont re­joint l’équipe d’or­gan­isa­tion, ce qui per­mit au WIP de con­tin­uer à bi­en fonc­tion­ner même lor­sque Marc tomba brusque­ment mal­ade en automne 2008.

Le mardi 7 jan­vi­er 2014, Marc Yor est venu au Sémin­aire de prob­ab­ilités après les va­cances scol­aires. Le has­ard a voulu que l’on s’as­soie côte à côte. J’ig­no­rais totale­ment, à ce mo­ment, que c’était notre tout dernière ren­contre à Jussieu, et qu’il ne serait plus dans moins de quar­an­te-huit heures. Si j’avais su, j’aurais voulu lui dire… Mais non, cela n’aurait point été néces­saire. J’ai con­nu un être d’ex­cep­tion.