return

Celebratio Mathematica

Marc Yor

Préface

Marc Yor, Angers, 2009.
(photo: Murad Taqqu)

Marc Yor nous a quittés en jan­vi­er 2014. Il laisse une oeuvre sci­en­ti­fique d’une ampleur considérable avec plus de 400 pub­lic­a­tions, et de nom­breux livres dont cer­tains sont déjà des références classiques du do­maine. Nous avons voulu dans ce volume rendre hom­mage à la richesse ex­cep­tion­nelle de ses con­tri­bu­tions. Il aurait été vain d’es­say­er de décri­re l’en­semble des travaux de Marc. Plus mod­estement \‘ tra­vers une dizaine de textes écrits par des spécial­istes, nous avons cherché à mettre en lumière quelques thèmes im­port­ants de son oeuvre, en re­spect­ant peu ou prou l’or­dre chro­no­lo­gique de manière à montrer l’évo­lu­tion d ses intérêts mathématiques. Dans chacun de ces thèmes, Marc a ob­tenu des résul­tats mar­quants, qui font de lui l’un des ac­teurs ma­jeurs des prob­ab­ilités de la fin du vingtième et du début du vingt-et-unième siècle.

Deux textes prélim­in­aires de Mo­nique Jean­blanc et Zhan Shi évoquent, à tra­vers des souven­irs per­son­nels, l’homme qu’était Marc, son inépuis­able éner­gie, et le rôle ir­rem­plaçables qu’il a joué dans l’an­im­a­tion sci­en­ti­fique au sein du Labor­atoire de Prob­ab­ilités (devenu le LPMA) où s’est déroulée sa carrière. La de­scrip­tion des travaux de Marc Yor com­mence avec un texte de Michel Emery au­tour de ses con­tri­bu­tions à la théorie générale des pro­ces­sus, et not­am­ment aux ques­tions de fil­tra­tions et aux problèmes de re­présen­t­a­tion de mar­tin­gales. Au début de sa carrière, Marc était cer­taine­ment in­flu­encé par Paul-An­dré Mey­er dont il était proche (Mey­er ap­puiera forte­ment son re­crute­ment comme pro­fes­seur au début des années quatre-vingts), d’où des premi­ers travaux in­spirés par la “théorie générale”. Une ori­gin­alité ma­jeure de Marc Yor sera cepend­ant de montrer que les outils de la théorie générale des pro­ces­sus, souvent considérés comme trop ab­straits, ont des ap­plic­a­tions d’une ef­fica­cité in­soupçonnée à des problèmes “con­crets”. L’un des meil­leurs ex­emples en est son trav­ail sur la con­tinu­ité des temps lo­c­aux en la vari­able d’es­pace (publié dans le fameux volume d’Astérisque “Temps lo­c­aux” en 1978). Ce trav­ail, et bi­en d’autres au­tour des temps lo­c­aux, sont décrits dans le texte de Jean Ber­toin. Très vite, Marc Yor va ap­pli­quer son ex­pert­ise de la théorie générale et du cal­cul stochastique à l’étude du mouvement browni­en. L’un de ses plus beaux résul­tats dans ce do­maine est le cal­cul de la loi de l’in­dice du lacet browni­en. Ce résul­tat, et bi­en d’autres con­cernant le com­porte­ment asymp­totique des nombres de tours browni­ens et les pro­ces­sus de Bessel, sont évoqués dans le text de Jean-François Le Gall. Le thème des en­roul­e­ments du mouvement browni­en mar­quera pour Marc Yor le début d’une col­lab­or­a­tion ex­trêmement fructueuse avec Jim Pit­man, qui s’étendra sur plus d’une ving­taine d’années. Cer­tains as­pects de cette col­lab­or­a­tion, con­cernant not­am­ment la théorie des ex­cur­sions et ses li­ens avec les dis­tri­bu­tions de Pois­son-Di­rich­let, sont décrits dans le texte de Jim Pit­man.

À la différence de beau­c­oup de ses glorieux prédéces­seurs dans l’his­toire des prob­ab­ilités françaises (mais dans la droite ligne des travaux de Paul Lévy, sans doute le mathématicien que Marc ad­mirait le plus), Marc Yor était pas­sionné par les iden­tités en loi re­marquables et les cal­culs ex­pli­cites de dis­tri­bu­tions de prob­ab­ilités. Un aperçu de ses très nom­breuses con­tri­bu­tions aux cal­culs de lois de fonc­tion­nelles du mouvement browni­en et d’autres pro­ces­sus aléatoires est présenté dans le texte de Cath­er­ine Donati-Mar­tin et Frédérique Petit. Au début des années 1990, Marc Yor découv­rit, dans son trav­ail en col­lab­or­a­tion avec Hély­ette Ge­man sur l’évalu­ation des op­tions asi­atiques, que les cal­culs de lois de fonc­tion­nelles browni­ennes avaient des ap­plic­a­tions im­port­antes aux mathématiques fin­ancières. Marc étais très loin d’être un ex­pert de la fin­ance, qui l’intéres­sait peu en tant que telle, mais il était ravi d’y trouver un champ d’ap­plic­a­tions im­mense pour les tech­niques qu’il maîtrisait si bi­en. Les travaux de Marc Yor motivés par les mathématiques fin­ancières sont décrits dans le texte de Marc At­lan, Hély­ette Ge­man et Dilip Madan. Si le cal­cul stochastique oc­cupe une place cent­rale dans l’oeuvre mathématique de Marc Yor, il s’est intéressé à beau­c­oup d’autres do­maines des prob­ab­ilités, et en par­ticuli­er aux matrices aléatoires, sujet sur le­quel il a ob­tenu plusieurs résul­tats mar­quants, dont une re­présen­t­a­tion re­marquable du mouvement browni­en de Dys­on établie en col­lab­or­a­tion avec Neil O’Con­nell. Ce résul­tat et d’autres au­tour des matrices aléatoires sont présentés dans le texte de Paul Bour­gade. Deux derniers grands thèmes auxquels Marc Yor con­sacra beau­c­oup de temps et d’ef­forts depuis le début des années 2000 sont les pénal­isa­tions et les “pea­cocks” (ce nom est issu d’un jeu de mots sur ac­ronyme PCOC, pour pro­ces­sus crois­sant pour l’or­dre con­vexe). Dans le cas des pénal­isa­tions, il s’agit de com­pren­dre les mesur­es de prob­ab­ilité ob­tenues à partir de la donnée sur chaque in­ter­valle de temps fini d’une dens­ité par rap­port à la mesure de Wien­er, ap­pelée la fonc­tion­nelle de pénal­isa­tion: sous des hy­pothèses con­ven­ables, un pas­sage à la lim­ite con­duit à une mesure de prob­ab­ilité sur l’es­pace des fonc­tions con­tin­ues sur les réels pos­i­tifs. Marc Yor et ses col­lab­or­at­eurs s’at­tachèrent à montrer com­ment les outils du cal­cul stochastique per­mettent de com­pren­dre un grand nombre d’ex­emples con­crets de pénal­isa­tions et d’es­quis­s­er une théorie uni­fica­trice. Ces travaux sont décrits dans le texte de Bern­ard Roynette et Pierre Val­lois. En­fin les pea­cocks con­stitu­ent un joli ex­emple de sujet de la théorie des pro­ces­sus aléatoires qui a con­nu un intérêt ren­ou­velé à la suite de li­ens avec des ques­tions de mathématiques fin­ancières ex­i­geant de com­pren­dre la struc­ture des mar­tin­gales ay­ant des lois mar­ginales de di­men­sion finie données. Les travaux de Marc Yor au­tour des pea­cocks font l’ob­jet du texte de Fran­cis Hirsch et Bern­ard Roynette.

À la suite de ces textes évoquant cer­tains as­pects des travaux de Marc Yor, nous avons re­produit un court manuscrit de sa main, Ses an­ciens étu­di­ants et les très nom­breux mathématiciens qui ont col­laboré avec lui (la liste de pub­lic­a­tions de Marc Yor men­tionne plus de 100 col­lab­or­at­eurs différents) re­connaîtront sans peine sa belle écrit­ure si ca­ra­ctéristique et se souvien­dront en avoir reçu bi­en d’autres échan­til­lons par cour­ri­er ou par fax — Marc a tou­jours été réti­cent à l’us­age de cour­ri­er élec­tro­nique.

La dernière partie de ce volume est un texte de Marc Yor auquel il faisait référence comme son “test­a­ment sci­en­ti­fique”, et dont ses prémices re­mon­tent au début des années 2000, quand, “cédant à la de­mande am­icale, mais per­sist­ante de Jean-Pierre Ka­hane”, Marc a com­mencé à rédi­ger une présen­t­a­tion des prin­ci­paux thèmes sur lesquels il avait trav­aillé depuis 1973. Un premi­er texte avec comme titre “Une prom­en­ade prob­ab­il­iste” a ain­si cir­culé dès 2002. Ce doc­u­ment a en­suite évolué, et en 2011, Marc a en­voyé à Rev­ista Matemática Iberoamer­ic­ana un art­icle in­titulé “Dix thèmes de recher­che sur les pro­ces­sus stochastiques qui me tiennent à coeur et m’ont longtemps oc­cupé, I»1 qui est re­pris dans ce volume. Ce texte décrit les travaux plus ou moins récents (dus à Marc lui-même et à bi­en d’autres) port­ant sur des sujets qu’il considérait comme im­port­ants, et il nous a paru par­ticulière­ment intéress­ant pour plusieurs rais­ons. D’abord il con­stitue une présen­t­a­tion synthétique et re­marquable­ment doc­u­mentée de ques­tions qui sont tou­jours d’ac­tu­alité et sus­citeront sûre­ment de nom­breux travaux dans les années à venir. Mais ce texte nous éclaire aus­si sur la démarche sci­en­ti­fique propre à Marc Yor — dans un para­graphe, il es­saie de répon­dre à la ques­tion “pour­quoi un mathématicien trav­aille-t-il sur tel ou tel sujet?”, et il va jusqu’à class­er les thèmes de recher­che en fonc­tion de ses différentes mo­tiv­a­tions. Pour l’his­tori­en des mathématiques, c’est un témoignage sur la méthode de trav­ail d’un cher­ch­eur d’ex­cep­tion. Tous ceux qui ont bi­en con­nu Marc se souvi­ennent du be­soin per­man­ent qu’il avait de re­censer les ques­tions et les problèmes restés en sus­pens. Ce souci d’ex­haustiv­ité, et bi­en en­tendu sa phénoménale force de trav­ail, sont sûre­ment pour beau­c­oup dans son ex­traordin­aire pro­duc­tion sci­en­ti­fique.