by Michel Émery
Le hasard est le plus grand romancier du monde: | |
pour être fécond, il n’y a qu’à l’étudier. | |
– Balzac, Avant-propos à la Comédie humaine. |
Étudier le hasard suffit pour être fécond…lorsque l’on est Balzac — ou Yor! Ce n’est pas seulement par sa fécondité que Marc Yor m’évoque Balzac, mais aussi parce que, tels les personnages de la Comédie humaine, les nombreux thèmes récurrents dans son œuvre foisonnante s’entrelacent dans un ballet brownien qui tantôt les éloigne et tantôt les rapproche, les faisant sans cesse resurgir dans un renouvellement imprévisible.
Sa porte ouverte à tous, Marc était incroyablement disponible, toujours prêt à faire profiter un débutant ou un collègue de ses nombreuses découvertes et de son érudition phénoménale. Mais il n’était pas accessible pour autant, du moins à ceux qui, comme moi, ne sont jamais parvenus à partager sa manière de voir, de percevoir, de comprendre les mathématiques. Même dans les domaines que j’ai moi-même travaillés (une faible partie de ses champs d’investigations), la communication nous était difficile; pour partager une idée, nous devions, bien plus avec lui qu’avec d’autres collègues, formaliser les notions et les rapprocher de la forme rédigée sous laquelle se publient les mathématiques. Tout en faisant ce travail de traduction entre les concepts et leur expression formelle, je me suis souvent interrogé sur l’univers personnel de Marc, dissimulé derrière notre formalisation commune; je n’ai cependant jamais réussi à approcher sa façon de voir ou de concevoir les choses. Je suis donc bien mal placé pour remplir la tâche qui m’incombe ici: à la difficulté due à l’envergure de la vision de Marc, sans commune mesure avec la mienne, s’ajoute celle de discerner les rouages et dégager des prespectives dans une œuvre bâtie et agencée selon des conceptions qui me restent mystérieuses. Du coup, bien que les pages qui suivent n’esquissent, et chacun très lacunairement, que quelques uns des thèmes qui me sont les plus familiers parmi les travaux anciens de Marc, on n’y trouvera, je le crains, qu’un décevant embryon de catalogue, bien en deçà de la hauteur de vue qui seule permettrait de rendre justice à sa créativité exceptionnelle.
De la théorie au calcul, ou du calcul à la théorie ?
Thus are the sciences found, like Hercules’ | |
oxen, by tracing them backwards. | |
– J. Swift, A Tale of a Tub |
La question ne peut se poser en ces termes: chez Marc, théories et calculs, qualitatif et quantitatif, pourquoi et comment, démarche et résultats, compréhension et applications s’interfécondent. Si, dès sa thèse, il participe avec [3] au grand mouvement alors en cours pour dégager les fondements stochastiques de la théorie encore très analytique des processus markoviens, il faut attendre la fin des années 1970 pour que se manifeste son goût pour les calculs explicites de lois (loi du nombre de tours du brownien plan, dans [19]). Mais cette inclination est rapidement devenue l’insatiable appétit que l’on sait! Paul-André Meyer disait: “Nous avons essayé de tirer ce qui s’appelait le calcul des probabilités vers une théorie des probabilités; Yor nous apprend que l’on débroussaille mieux le chemin en l’empruntant dans les deux sens à la fois”. (Citation approximative, de mémoire.)
Extrémalité et représentation prévisible
La représentation des martingales a fait partie des tout premiers thèmes mathématiques abordés lors de sa thèse par Marc, avec la note [1], mais aussi et surtout dans le profond travail [4] avec Jean Jacod, où, parmi beaucoup d’autres résultats, le lien entre extrémalité et représentation prévisible est traité sous sa forme la plus générale. Dix ans plus tôt, dans [e1], Lester Dubins et Gideon Schwarz s’étaient demandé quels sont les points extrémaux de l’ensemble (convexe) formé par toutes les lois des martingales réelles. En temps discret, cela se traduit par une propriété de dichotomie (conditionnellement au passé du processus, ses accroissements ne prennent que deux valeurs); mais le temps continu leur échappait. Par des raisonnements d’analyse fonctionnelle exploitant la dualité entre H\( {}^1 \) et BMO, Jacod et Yor établissent entre autres théorèmes la magnifique caractérisation que voici. Si \( M \) est une martingale pour une filtration \( {\mathcal F} \) sur \( (\Omega,{\mathcal A},{\mathbb P}) \), appelons \( {\mathcal P}({\mathbb P},{\mathcal F},M) \) l’ensemble de toutes les probabilités \( {\mathbb Q} \) absolument continues par rapport à \( {\mathbb P} \) et telles que \( M \) soit une martingale sur \( (\Omega,{\mathcal A},{\mathbb Q},{\mathcal F}) \). Alors \( {\mathbb P} \) est un point extrémal de \( {\mathcal P}({\mathbb P},{\mathcal F},M) \) si et seulement si toute martingale sur \( (\Omega,{\mathcal A},{\mathbb P},{\mathcal F}) \) est de la forme \( c+\int_{]0,t]} H_s\mathrm{d} M_s \), où \( c \) est un réel et \( H \) un processus prévisible pour \( {\mathcal F} \) (on dit en ce cas que \( M \) possède la propriété de représentation prévisible dans \( {\mathcal F} \), ou PRP dans \( {\mathcal F} \)). Un corollaire est la caractérisation des points extrémaux de l’ensemble de toutes les lois des martingales: pour que la loi d’une martingale \( M \) soit extrémale, il faut et il suffit que \( M \) possède la PRP dans sa propre filtration (on dit alors simplement que \( M \) possède la PRP).
Ce thème de la représentation prévisible reparaît à de nombreuses reprises dans les travaux ultérieurs de Marc, à commencer par [12], qui fait le pont avec le théorème de Naĭmark et Douglas caractérisant les parties totales de L\( {}^1 \). Il est inutile de rappeler l’importance prise depuis par cette notion dans la théorie financière des marchés complets.
Changements de filtrations et temps honnêtes
Le hasard, me dit-il, diminue à mesure | |
que la connaissance augmente. | |
– A. France, La Rôtisserie de la Reine Pédauque |
C’est aussi dès les années 1970 que Marc commence à s’intéresser aux grossissements de filtrations, dans des travaux souvent en collaboration avec Thierry Jeulin. Il s’agit de comparer les descriptions et prévisions que font des mêmes événements deux observateurs dont l’un détient à chaque instant au moins autant d’information que l’autre. Ici encore, les aspects qualitatifs et quantitatifs s’entremêlent, avec souvent, explicitement ou seulement en arrière-plan implicite, un parallèle entre les termes correctifs apparaissant dans les formules de grossissement et dans celles de changement de probabilité.
Les articles [9], [10] et [13] fondent la théorie du grossissement progressif. Ils montrent que, si un instant aléatoire \( L \) est une fin d’optionnel (en gros, le dernier instant où un processus observé est dans un certain ensemble; cet instant ne sera connu qu’a posteriori!), et si l’on grossit la filtration pour faire de \( L \) un temps d’arrêt (c’est-à-dire qu’un prophète augmente notre information en frappant un gong à cet instant), les semimartingales restent des semimartingales, mais les martingales sont déformées par l’adjonction d’un terme de dérive, qui se calcule explicitement à partir de la surmartingale d’Azéma exprimant la prévision faite sur \( L \) à chaque instant. Obtenues indépendamment par Martin Barlow, ces formules de grossissement sont des outils extraordinairement efficaces, devenus aujourd’hui indispensables dans de nombreux contextes. Elles démultiplient la puissance du calcul stochastique, jusque là limité aux processus non anticipants, mettant à sa portée l’étude quantitative de nombreux phénomènes anticipants, permettant par exemple de retrouver les décompositions trajectorielles de David Williams.
Ce n’est là que l’un des aspect des grossissements; un autre est le grossissement initial, décrivant comment toutes les prévisions à tout instant sont à modifier si certaines informations futures sont annoncées au temps 0 par une Cassandre. Le terme de faux-amis a acquis droit de cité dans le vocabulaire probabiliste depuis l’article [15], où une étude très fine du mouvement brownien \( B \) grossi par la connaissance dès l’instant 0 de sa valeur \( B_1 \) au temps 1 permet à Jeulin et Yor d’exhiber des contre-exemples paradoxaux à des énoncés qui semblaient aller de soi.
Bien entendu, la direction inverse, de la grosse filtration vers la petite,
est également explorée par Marc. Pierre Brémaud et lui étendent dans
[8]
l’équation du filtrage au cas où le bruit
brownien est remplacé par une martingale ayant la PRC; la méthode
consiste à effectuer le changement de probabilité qui
compense le changement de filtration.
Un autre rétrécissement de filtration est introduit par Jeulin et Yor
en
[25].
Si \( {\mathcal F} \) désigne la filtration d’un brownien \( B \) issu de 0,
ils appellent \( {\mathcal G}_t \) la tribu engendrée par le processus
\( ({B_s-(s/t)B_t},\, s{\in}[0,t]) \), qui est un pont brownien
indépendant de la v.a. \( B_t \). Les \( {\mathcal G}_t \)
forment une filtration \( {\mathcal G} \), moins riche que
\( {\mathcal F} \) (bien que \( {\mathcal G}_\infty={\mathcal F}_\infty \)),
et engendrée par
un nouveau brownien \( \beta_t=B_t-\int_0^tB_s\,\mathrm{ d} s/s \).
Les allers-retours entre \( {\mathcal F} \) et \( {\mathcal G} \) et entre
\( B \) et \( \beta \) donnent lieu à
de jolies formules, et l’ergodicité de la
transformation \( B\mapsto\beta \) est établie.
À ce propos,
signalons la fascination de Marc pour une autre transformation
du mouvement brownien avec perte d’information,
qu’il a appelée transformation de Lévy: c’est
\( B\mapsto\int\hbox{signe}(B)\,\mathrm{d} B \).
Malgré les spectaculaires avancées récentes de Vilmos
Prokaj
[e8],
l’ergodicité de cette
transformation, conjecturée
par Marc vers 1980, est une question encore ouverte.
Filtrations browniennes
Certains niais s’étonnent de la Saint-Guy dont | |
sont atteints les monades que le microscope | |
fait apercevoir dans une goutte d’eau […]. | |
– Balzac, La Fille aux yeux d’or |
Depuis le milieu du XX\( ^\mathrm{ e} \) siècle, la splendide théorie d’Itô permet de considérer l’accroissement infinitésimal \( \mathrm{ d} X_t \) de n’importe quelle diffusion \( X \) dans \( {\mathbb R}^d \) ou dans une variété comme l’image affine \( b(X_t)\,\mathrm{d} t+\sigma(X_t)\,\mathrm{d} B_t \) d’un accroissement infinitésimal brownien \( \mathrm{ d} B_t \) dans \( {\mathbb R}^n \). Il est donc naturel de chercher à étudier un tel processus \( X \) comme une fonctionnelle du mouvement brownien \( B \), et, en premier lieu, de se demander si (ou plutôt quand) \( X \) est effectivement fonction de \( B \); \( X \) est alors une solution forte de l’EDS \[ {\mathrm{ d}X_t=b(X_t)\,\mathrm{ d} t+\sigma(X_t)\, \mathrm{ d} B_t}. \] Déjà en dimension 1, la célèbre équation de Tanaka \( {\mathrm{ d} X= \hbox{signe}(X)\,\mathrm{ d} B} \) fournit un exemple très naturel d’EDS n’admettant que des solutions faibles; et dans les années 1970, l’école japonaise étudie activement les problèmes, toujours d’actualité aujourd’hui, de solutions fortes ou faibles d’EDS. Marc n’est bien sûr pas en reste; dans Dix thèmes de recherche sur les processus qui me tiennent à cœur […] (publié dans ce volume), il confie que, parmi les domaines dans lesquels il a travaillé, celui-ci est l’un des deux qui le fascinent le plus. Il a ainsi inlassablement repris, approfondi et généralisé l’exemple, faible mais non fort, de Tsirelson [e2] où \( d=n=1 \), \( \sigma=1 \) et où \( b=b(t,X) \) est obtenu en discrétisant le temps à l’aide d’une suite \( t_k \) décroissant vers zéro, et en prenant pour \( b \) la partie fractionnaire de la pente \( (X_{t_k}{-}X_{t_{k+1}})/(t_k{-}t_{k+1}) \) lorsque \( t \) est entre \( t_k \) et \( t_{k-1} \).
Mais dès 1977 ou 1978, il se pose une question nouvelle, quelque peu différente: si une diffusion \( X \) n’est solution que faible et non forte d’une EDS brownienne \[ \mathrm{d} X_t={b(X_t)\,\mathrm{d} t+\sigma(X_t)\,\mathrm{d} B_t}, \] et n’est donc pas plongeable dans la filtration engendrée par \( B \), existe-t-il néanmoins un autre mouvement brownien \( B^{\prime} \) engendrant la même filtration que \( X \)? (C’est là une propriété, non de \( X \) elle-même, mais de sa filtration; lorsque c’est le cas, nous dirons cette filtration fortement brownienne. C’est, par exemple, trivialement vrai dans le cas de l’équation de Tanaka.) Il est à ma connaissance le premier à se demander d’une filtration donnée si elle est fortement brownienne; dans l’article [17], il prouve que, pour certaines applications linéaires \( A \) de \( {\mathbb R}^n \) dans lui-même, la martingale \( \int\langle AB,\,\mathrm{d} B\rangle \) (où \( B \) est un mouvement brownien dans \( {\mathbb R}^n \) et \( \langle\ \,,\ \rangle \) le produit scalaire) a une filtration fortement brownienne, et il conjecture que c’est en fait vrai pour n’importe quelle \( A \). Depuis lors, Auerhan et Lépingle [e4] et Malric [e5] ont démontré d’autres cas particuliers de cette conjecture, mais la question générale n’est toujours pas résolue.
Comme toujours chez Marc, les questions de filtrations ne sont pas conçues comme une fin en soi, mais apparaissent intriquées avec d’autres problèmes; par exemple dans la note [20], où elles servent à retrouver la loi de l’aire de Lévy du mouvement brownien.
Pureté
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu | |
– Mallarmé, Le Tombeau d’Edgar Poe |
À peu près à la même époque, Marc soulève d’autres questions de filtrations dans un contexte un peu différent, celui de la pureté. Une martingale réelle continue \( M \) est dite pure (par Dubins et Schwarz, [e1]) si le mouvement brownien \( B \) tel que \( M=B_{\langle M,M\rangle} \), obtenu à partir de \( M \) en prenant comme nouvelle horloge la variation quadratique \( {\langle M,M\rangle} \) de \( M \), et qui contient a priori une information moins riche que \( M \), n’a en fait rien perdu: \( M \) et \( B \) engendrent la même tribu; cela revient à dire que la filtration obtenue de celle de \( M \) par le changement de temps, en général plus grosse que celle de \( B \), lui est égale; ou encore que les v.a. \( {\langle M,M\rangle}_t \) sont des temps d’arrêt de la filtration de \( B \). Comme Lester Dubins et Gideon Schwarz, Marc s’intéresse initialement dans [14] à la pureté comme condition nécessaire à l’extrémalité, c’est-à-dire à la PRP. Mais il a la curiosité de se demander, lorsque \( M \) n’est pas pure, si sa filtration changée de temps (qui contient alors strictement celle de \( B \)) peut être engendrée par un autre mouvement brownien, plus riche que \( B \). Montrant facilement qu’une condition nécessaire pour cela est que \( M \) possède la PRP, il se demande si cette condition est aussi suffisante. C’est le début d’une longue histoire, qui se poursuit d’abord dans [21], où Dan Stroock et Marc proposent une reformulation équivalente de la même question: en appelant faiblement brownienne toute filtration \( {\mathcal F} \) telle qu’il existe un mouvement brownien de \( {\mathcal F} \) ayant la PRP relative à \( {\mathcal F} \), toute filtration faiblement brownienne est-elle fortement brownienne? (La réciproque résulte trivialement de la PRP brownienne.) Les efforts de Marc dans cette direction restent longtemps vains. Une dizaine d’années plus tard, avec Martin Barlow et Jim Pitman [24], il subodore que la réponse est négative, et plus précisément que la filtration du mouvement brownien de Walsh (le mouvement brownien sur trois demi-droites issues de l’origine), qui est faiblement brownienne, ne devrait pas être fortement brownienne. Mais comment le prouver? C’est finalement Boris Tsirelson qui, dans les années 1990, s’appuiera sur la puissante théorie de Vershik pour construire, avec Lester Dubins, Jacob Feldman et Meir Smorodinsky, le premier exemple d’une filtration faiblement mais non fortement brownienne [e6], puis inventera le critère de confort pour montrer que le processus de Walsh n’est pas fortement brownien [e7]. Loin de clore la question, ces contre-exemples et d’autres l’ont au contraire dynamisée; ce champ de recherches ouvert par Marc est toujours actif et il n’a cessé d’y revenir sa vie durant, comme en témoignent le chapitre 6 de son livre [28] avec Roger Mansuy et son récent survol [29]. La question initiale de Stroock–Yor, dûment actualisée, reste un problème non résolu et redoutablement difficile: toute filtration faiblement brownienne immergée dans une filtration fortement brownienne est-elle fortement brownienne?
Martingales et inégalités
De dimension infinie par nature, puisque l’intégrale d’Itô est aussi une mesure à valeurs dans l’espace L\( {}^0 \), le calcul stochastique fait la part belle à l’analyse fonctionnelle: contrôler des normes dans divers espaces de processus y est indispensable. Les travaux de Marc sur la représentation prévisible, les changements de filtrations ou les plongements de Skorokhod nécessitant ici ou là de boucher un trou dans la théorie, il semait des inégalités de normes ou de processus dans des notes à l’Académie et au Séminaire — pressentait-il que la responsabilité éditoriale de ces périodiques lui incomberait un jour? Ses études sur l’espace H\( {}^1 \) de martingales (caractérisation des parties faiblement compactes, avec Claude Dellacherie et Paul-André Meyer [11], théorie des sous-espaces stables ([12] et [16])) complètent et simplifient la théorie de l’intégration stochastique.
Pour fonder le calcul stochastique,
les inégalités de martingales (Doob, Burkholder–Davis–Gundy) sont
des points de passage obligés. Ne se contentant pas de les utiliser,
Marc les retravaillait, ne perdant aucune occasion de les rétablir
par des méthodes nouvelles, qui souvent en augmentaient la portée,
parfois spectaculairement.
La toute première fois se trouve, je crois, dans l’introduction
[6]
écrite avec Jacques Azéma pour les actes du
séminaire sur les temps locaux qu’ils ont tous deux organisé
en 1976–1977. Leur point de départ est une étude tout à fait
élémentaire du temps local d’une martingale continue \( M \), qu’on
supposera issue de l’origine. (Ce temps local est le processus croissant
et adapté \( L^0 \) tel que \( {|M|-L^0} \) soit une martingale; il
représente une mesure fractale de la durée passée par \( M \)
au point 0.) Cela
débouche sur la formule de Tanaka, dont il déduisent la formule
d’Itô pour \( M \) (hérésie! tout le monde sait que c’est au contraire
celle-là qui se déduit de celle-ci), à la fois pour les fonctions
C\( {}^2 \) et les fonctions convexes. De même, à l’aide de l’inégalité
de Pratelli, ils retrouvent en quelques lignes le cas difficile
(\( p \) petit)
des inégalités BDG. (Ces inégalités disent qu’en
posant \( M^*_t=\sup_{s\leq t}|M_s| \),
pour chaque \( p > 0 \)
le rapport entre
\( \smash{{\mathbb E}[{\langle M,M\rangle}_t^{p/2}]} \)
et \( {\mathbb E}[{(M^*_t)}^p] \) reste coincé entre deux constantes
universelles \( c_p \) et \( C_p \).)
Un peu plus tard, en 1980, toujours pour une martingale continue \( M \) issue de 0, Martin Barlow et Marc ajoutent dans [22] un nouvel acteur aux inégalités BDG. Appelant \( L^a \) le temps local de \( M \) en un point \( a \) et \( L^*_t \) la v.a. \( \sup_{a\in{\mathbb R}}L^a_t \), une utilisation ingénieuse du théorème de Ray-Knight leur permet d’établir que, pour tout \( p > 0 \), la quantité \( {\mathbb E}[{(L^*_t)}^p] \) est elle aussi équivalente à \( {\mathbb E}[{(M^*_t)}^p] \) et \( \smash{{\mathbb E}[{\langle M,M\rangle}_t^{p/2}]} \).
Tout aussi brillante — et très surprenante — est la découverte par Marc [23] que les inégalités BDG, valables à temps fixe \( t \), et donc aussi pour les temps d’arrêt, s’étendent à des temps aléatoires quelconques \( T \), au prix d’un \( \varepsilon \) dans les exposants: toujours pour \( M \) continue et \( p > 0 \), on a \[ {\mathbb E}[{(M^*_T)}^p]\leq C {\|\langle M,M\rangle_T^{p/2}\|}_{1+\varepsilon} \] et inversement \[ {\mathbb E}[\langle M,M\rangle_T^{p/2}]\leq C {\|{(M^*_T)}^p\|}_{1+\varepsilon}, \] où les constantes ne dépendent que de \( p \) et \( \varepsilon \). Sur ce terrain aussi, il est revenu labourer encore et encore…
Au-delà de l’espace H\( {}^1 \) de martingales, il y a les martingales uniformément intégrables, puis les martingales, puis les martingales locales. Dès [22], Marc n’a eu de cesse d’affiner l’étude des comportements des processus de ces différentes classes, substituant aux contrôles de normes des inégalités asymptotiques en \( t \) sur la queue de v.a. telles que \( |M^{\vphantom0}_t| \), \( M^*_t \), \( {\langle M,M\rangle}_t \) ou \( L^*_t \).
Balayage et zéros des martingales
[…] le balayage va être complet… | |
– Zola, Nana |
Soient \( X \) une semimartingale et \( H \) l’ensemble (aléatoire)
des instants \( t \) tels que \( {X_t=0} \).
Avec la convention \( {\sup\emptyset=0} \), on pose \( g_t
=\sup([0,t\mathclose[\,{\cap}\,\,\overline{\!H}) \).
Si \( Y \) est n’importe quel processus prévisible borné,
alors \( Z \) défini par \( Z_t=Y_{g_t} \) est lui aussi prévisible,
le produit \( ZX \) est une semimartingale,
et l’on a plus précisément \( Z_tX_t=
{Z_0X_0+\int_0^tZ_s\,\mathrm d X_s} \).
Ceci est un exemple de formule de balayage.
Ce terme, emprunté aux
processus de Markov, peut se comprendre par le passage de
\( t \) à \( g_t \) dans la définition de \( Z \): en posant aussi
\( D_t=\inf(\,\mathopen]t,\infty\mathclose[
\,\cap\,\,\overline{\!H}) \),
chaque composante connexe
\( \,\mathopen]g_t,D_t\mathclose[\, \) du complémentaire de
\( \overline{\!H} \) est balayée vers son extrémité
gauche \( g_t \).
Dans le cas particulier où \( X \) est
la valeur absolue d’une
martingale continue, le théorème ci-dessus
est apparu dans
l’introduction
[6]
d’Azéma et Yor; c’est la pierre angulaire de leur
approche des temps locaux, et j’ai
dit plus haut avec quelle virtuosité
ils en ont déroulé les conséquences.
Leur formule a suscité dans le
Séminaire XIII une série de généralisations,
le théorème énoncé plus haut sur le balayage des
semimartingales y étant établi
indépendamment par Nicole El Karoui dans
[e3]
et par Marc lui-même dans
[18].
Indispensables dans toutes sortes d’arguments liés aux prévisions faites à l’instant \( g_t \) de ce qui pourra advenir durant l’intervalle \( \mathopen]g_t,D_t\mathclose[ \), les formules de balayage sont un sésame vers des théories auxquelles Marc contribue activement: les temps locaux, déjà cités, les excursions, les fermés aléatoires. Elles interviennent aussi de façon essentielle dans l’étude des martingales ayant le même ensemble \( H \) de zéros qu’une martingale donnée, entreprise par Marc avec Jacques Azéma dans [26] par des méthodes de changement de probabilité, ainsi que dans l’étude [27], très liée à la précédente et menée avec Azéma et Meyer, des semimartingales qui se comportent en martingales hors de \( H \). Tout ceci est très proche du grossissement: si \( L \) est la fin de \( H \) (supposé borné) et si \( X \) est une v.a. intégrable, la martingale \( M \) définie par \( M_t={\mathbb E}[X|{\mathcal F}_t] \) est nulle sur \( H \) si et seulement si elle vérifie une formule de balayage, et cela équivaut aussi à \( M_L=0 \) ou encore \( {\mathbb E}[X|{\mathcal F}_L]=0 \). Mais il ne faudrait pas croire pour autant que l’égalité entre \( M_L \) et \( {\mathbb E}[X|{\mathcal F}_L] \) a lieu quelle que soit \( X \); Marc s’est bien sûr attaché à explorer ce qui sépare les deux applications \( {{\mathbb E}[\,\cdot\,|{\mathcal F}_L]} \) et \( {X\mapsto M_L} \), mais ce n’est qu’au XXI\( ^\mathrm{ e} \) siècle qu’il en donne avec Roger Mansuy dans [28] une description tout à fait complète dans le cas où \( H \) est l’ensemble des zéros antérieurs à 1 du mouvement brownien.
Calcul stochastique
Tout était séduction, et le calcul ne s’y sentait point. | |
– Balzac, La Maison du Chat-qui-pelote |
J’ai gardé ce thème pour la fin, bien qu’il imprègne tout ce qui précède — et plus généralement toute l’œuvre de Marc; en 1981, c’est à Marc que Nicolas Bourbaki demande un exposé sur le calcul stochastique. Faut-il rappeler combien, entre ses mains, cet outil tenait de la prestidigitation? Qui ne l’a vu un jour ou l’autre faire surgir comme d’un chapeau une formule aussi inattendue qu’élégante, en quelques lignes d’un calcul irréfutable et soigneusement calligraphié, la craie en guise de baguette magique et l’œil pétillant de malice?
Le XVIII\( ^{\mathrm{e}} \) siècle a récrit dans la langue du nouveau calcul intégro-différentiel bien des anciennes théories; Marc a de même toujours eu à cœur, parallèlement à ses propres découvertes, de retrouver, d’expliquer et de comprendre par le calcul stochastique toutes sortes de résultats antérieurs. Bien entendu, il a aussi fourni nombre de contributions originales à la théorie des semimartingales et à l’intégration stochastique, commençant dès sa thèse avec la note [2] sur les exponentielles, qui contient en passant la célèbre formule \( {\mathcal E}(X){\mathcal E}(Y)= {{\mathcal E}(X+Y+[X,Y])} \), où \( {\mathcal E}(X) \) désigne l’exponentielle stochastique d’une semimartingale \( X \). Je mentionnerai aussi l’article [7] écrit avec Christophe Stricker, très utile lorsqu’on a besoin de contrôler la dépendance de projections, de projections duales ou de décompositions de semimartingales, par rapport à un paramètre. Mais ma prédilection va à la collaboration [5] entre Marc et Chantha Yoeurp, où, à propos de la recherche des semimartingales dont le produit avec une semimartingale donnée est une martingale locale, foisonnent sur une cinquantaine de pages des formules exponentielles, des valeurs principales d’intégrales de temps locaux, des changements non absolument continus de probabilités. Refusée par la Zeitschrift für Wahrscheinlichkeitstheorie und verwandte Gebiete, cette étude ne fut jamais publiée, mais pourtant abondamment citée; les probabilistes de notre génération ont donc précieusement conservé leur exemplaire de la prépublication dactylographiée, tirée en recto et agrafée. Le mien, comme sans doute aussi tous les autres, est agrémenté de nombreuses corrections effectuées au stylo à bille ou par collage de fragments d’équations tapés et photocopiés. Travail de secrétaire ou du maître? Je l’imagine à 27 ans, tard un soir de printemps, son bureau seul éclairé du couloir 56–66; devant lui, la pile des tirages de l’article, le pinceau de colle et les centaines de petites languettes portant des bribes de formules, que le moindre souffle disperserait… Adieu Marc!