by Jean-François Le Gall
L’étude des enroulements du mouvement brownien autour des points du plan a été l’un des sujets de prédilection de Marc Yor. C’est aussi le sujet sur lequel il a obtenu deux de ses résultats les plus fameux, la loi de l’indice du lacet brownien et, avec Jim Pitman, la loi asymptotique des nombres de tours du mouvement brownien plan autour d’un nombre fini de points. Ce dernier résultat était l’extension naturelle d’un théorème célèbre de Frank Spitzer dans son travail “Some theorems concerning two-dimensional Brownian motion”, l’un des articles sur le mouvement brownien que Marc Yor admirait le plus (presque) à égalité avec les contributions de Paul Lévy et le traité classique d’Itô et McKean [e3]. Pour Marc Yor, le thème des “nombres de tours” était, dans les années 1980 et plus tard, devenu une sorte d’appellation générique, qui regroupait les travaux sur les enroulements du mouvement brownien, mais aussi bien d’autres résultats asymptotiques, l’étude détaillée des processus de Bessel et diverses applications de la théorie des excursions. Ces domaines lui tenaient particulièrement à cœur: il est significatif que dans sa monographie “Some aspects of Brownian motion, Part I” [12] deux chapitres soient consacrés aux nombres de tours du mouvement brownien, et deux autres traitent des carrés de processus de Bessel. Un aperçu des contributions de Marc Yor à ces domaines peut aussi être trouvé dans les chapitres X, XI et XIII de son traité [11] avec Daniel Revuz. Notre objectif plus modeste est de présenter quelques-uns des articles les plus significatifs que Marc Yor et ses co-auteurs ont écrits autour de ces thématiques.
Les travaux que nous décrivons ci-dessous sont représentatifs de l’œuvre mathématique de Marc Yor. Son exceptionnelle maîtrise du calcul stochastique lui permet de mener à bien de nombreux calculs explicites de lois, pour l’indice du lacet brownien comme pour les fonctionnelles de processus de Bessel dans ses travaux avec Jim Pitman. Lorsque l’obtention des lois limites par des calculs explicites n’est pas possible, il parvient aussi à créer de nouveaux outils, comme la version asymptotique du théorème de Knight, qui donne de manière élégante les propriétés d’indépendance asymptotique des “petits tours” autour de plusieurs points du plan. Dans le domaine des nombres de tours comme dans beaucoup d’autres sujets concernant le mouvement brownien et les processus connexes, les travaux de Marc Yor auront considérablement fait progresser nos connaissances.
1. Le théorème de Spitzer et la méthode de pinching
Comme souvent, Marc Yor a trouvé l’inspiration de ses recherches sur les nombres de tours dans l’œuvre de Paul Lévy et ses prolongements. Notons \( (Z_t)_{t\geq 0} \) un mouvement brownien à valeurs dans le plan complexe \( \mathbb{C} \), issu d’un point \( z_0\not =0 \). Comme on sait que la courbe de \( Z \) ne repasse presque sûrement pas par 0, on peut définir une détermination continue \( \theta_t \) de l’argument de \( Z_t \). Dans son livre “Processus stochastiques et mouvement brownien”, Lévy donne des arguments simples qui montrent qu’asymptotiquement \( |\theta_t| \) est au moins de l’ordre de \( \sqrt{\log t} \), mais très justement il observe que l’ordre de grandeur véritable doit être plus grand. Cela est vérifié en 1958 par Spitzer [e2], qui montre que \begin{equation} \label{Spi} \frac{2}{\log t}\; \theta_t \xrightarrow[t\to\infty]{\mathrm{(loi)}} \mathcal{C} \end{equation} où \( \mathcal{C} \) désigne une variable aléatoire de Cauchy standard, dont la densité sur \( \mathbb{R} \) est \[\frac{1}{\pi}\;\frac{1}{1+x^2}.\]
La preuve de Spitzer repose sur un calcul explicite de transformée de Fourier (voir [e3], p. 270–271), et n’explique pas vraiment l’apparition de la loi de Cauchy. David Williams [e5] va fournir cette explication au moyen de la méthode de “pinching”. Supposons pour simplifier que \( z_0=1 \) — on se ramène très facilement à ce cas — ce qui permet de prendre aussi \( \theta_0=0 \). Ecrivons alors le mouvement brownien \( Z \) en coordonnées polaires sous la forme \[Z_t = R_t\,e^{i\theta_t}.\] La décomposition en skew-product (produit semi-direct) permet d’écrire \[\log R_t= \beta_{H_t}\;,\ \theta_t= \gamma_{H_t}\;,\] où \( (\beta_s)_{s\geq_0} \) et \( (\gamma_s)_{s\geq 0} \) sont deux mouvements browniens réels indépendants issus de 0, et pour tout \( t\geq 0 \), \[H_t = \int_0^t \frac{{\mathrm d} s}{R_s^2}.\] Cette décomposition est en fait un cas particulier de l’invariance conforme des trajectoires du mouvement brownien complexe. Pour tout \( a > 1 \), posons ensuite \[T_a=\inf\{t\geq 0: R_t =a\}\] et remarquons que \[ H_{T_a}=\inf\{s\geq 0: \beta_s=\log a\}= \sigma_{\log a}, \] si on définit \( \sigma_r=\inf\{s\geq 0: \beta_s=r\} \) pour tout \( r\in \mathbb{R} \). Il en découle aussitôt que \[\theta_{T_a} = \gamma_{\sigma_{\log a}}.\] Mais il est classique (et facile à montrer) que la loi d’un mouvement brownien réel évalué au temps d’atteinte d’un point par un second mouvement brownien réel indépendant est une loi de Cauchy, et plus précisément on trouve ainsi que \( \theta_{T_a} \) a même loi que \( (\log a)\,\mathcal{C} \). Ainsi, pour tout \( a > 1 \), \( (\log a)^{-1}\theta_{T_a} \) suit exactement la loi de Cauchy standard.
Comment ensuite passer au comportement asymptotique de \( \theta_t \) ? L’idée de la méthode de pinching est de dire que \( \theta_t \) est “proche” de \( \theta_{T_{\sqrt{t}}} \). En effet un argument de changement d’échelle montre que \( \theta_t- \theta_{T_{\sqrt{t}}} \) a même loi que la quantité \( \theta_1- \theta_{T_1} \) évaluée pour un mouvement brownien complexe issu de \( 1/\sqrt{t} \). On en déduit facilement que \( \theta_t- \theta_{T_{\sqrt{t}}} \) converge en loi quand \( t\to\infty \) vers la quantité \( \theta_{[T_1,1]} \) représentant la variation de l’argument d’un mouvement brownien complexe issu de 0 entre les instants \( T_1 \) et 1. En écrivant alors \[\frac{2}{\log t}\,\theta_t = \frac{1}{\log \sqrt{t}}\,\theta_{T_{\sqrt{t}}} + \frac{2}{\log t}( \theta_t- \theta_{T_{\sqrt{t}}})\] et en observant que le premier terme du membre de droite suit exactement la loi de \( \mathcal{C} \) alors que le second converge vers 0 en probabilité, on obtient le théorème de Spitzer.
Marc Yor, qui était proche de David Williams, comprit vite l’intérêt de la méthode de pinching et dans un article avec Pierre Messulam [4] en tira d’autres applications avec en vue l’obtention de la loi limite des nombres de tours autour d’un nombre fini de points. Cette loi limite ne sera obtenue que plus tard dans un travail important avec Jim Pitman [6], mais les idées précédentes joueront encore un rôle décisif. Nous reviendrons sur tous ces travaux dans le paragraphe 3 ci-dessous, mais nous discutons d’abord un autre résultat très important de Marc Yor lui aussi lié au théorème de Spitzer.
2. La loi de l’indice du lacet brownien
Comme mentionné ci-dessus, la première preuve du théorème de Spitzer reposait sur
le calcul explicite de la loi de \( \theta_t \). Une question évidente était de calculer la loi
du nombre de tours effectués autour d’un point par un lacet brownien, c’est-à-dire un
mouvement brownien complexe conditionné à revenir à son point de départ
au bout d’un temps fixé. Ce calcul et beaucoup d’autres sont effectués dans l’article
[1].
Notons maintenant \( (Z^*_t)_{0\leq t\leq 1} \) un lacet brownien
complexe de longueur 1
issu du point \( z_0 \), et supposons \( z_0\not =0 \). Comme le processus
ne visite pas 0, on peut à nouveau définir une détermination continue
\( \theta^*_t \), \( 0\leq t\leq 1 \) de l’argument de \( Z^*_t \), et l’indice du lacet
brownien est simplement \( \frac{1}{2\pi}(\theta^*_1-\theta^*_0) \).
La loi de cette quantité est alors déterminée par la formule, valable
pour tout entier \( k\in\mathbb{Z}\backslash\{0\} \),
\begin{equation}
\label{loi-indice}
P(\theta^*_1-\theta^*_0 = 2k\,\pi)= e^{-r}\,(\Phi_r((2k-1)\pi) - \Phi_r((2k+1)\pi)),
\end{equation}
où \( r=|z_0|^2 \) et la fonction \( \Phi_r \) est impaire et donnée par
\[\Phi_r(x) = \frac{x}{\pi} \int_0^\infty e^{-r\cosh(t)} \frac{{\mathrm d} t}{t^2+x^2},\]
pour tout \( x\not =0 \).
Remarquons que, pour \( k=0 \), on déduit de \eqref{loi-indice} que
\begin{equation}
\label{indice-0}
P(\theta^*_1-\theta^*_0=0)= 1- 2\Phi_r(\pi).
\end{equation}
L’article [1] contient beaucoup d’autres formules remarquables, dont l’expression analogue à \eqref{loi-indice} pour un pont brownien issu de \( z_0 \) et se terminant en \( z_1\not =0 \). Une étape cruciale des preuves est l’obtention de la formule suivante, où l’on reprend les notations et hypothèses du paragraphe précédent, avec un mouvement brownien complexe issu de \( z_0 \): pour tous \( t > 0 \), \( \rho > 0 \) et \( \lambda > 0 \), \begin{equation} \label{uti-abso} E\Bigl[ \exp(i\lambda\,(\theta_t-\theta_0))\Bigm| R_t=\rho\Bigr] = E\Bigl[ \exp \Bigl(-\frac{\lambda^2}{2} H_t\Bigr)\Bigm| R_t=\rho \Bigr] = \frac{I_{\lambda}\bigl(\frac{\rho|z_0|}{t}\bigr)} {I_{0}\bigl(\frac{\rho|z_0|}{t}\bigr)}, \end{equation} où \( I_\lambda \) désigne la fonction de Bessel modifiée du premier ordre et d’indice \( \lambda \). La première égalité est une conséquence immédiate de la décomposition en skew-product, et le point-clé est donc la seconde, qui est obtenue à partir d’une relation d’absolue continuité entre lois de processus de Bessel sur laquelle nous reviendrons dans la partie 5 ci-dessous.
De manière intéressante, ces calculs ont eu des prolongements récents liés à l’étude des processus SLE. Notons \( \mathcal{I} \) l’intérieur du lacet brownien, c’est-à-dire le complémentaire de la composante connexe non bornée de \( \mathbb{C}\backslash\{Z^*_t:0\leq t\leq 1\} \) (Lawler, Schramm et Werner ont montré que la dimension de Hausdorff de la frontière de \( \mathcal{I} \) est \( 4/3 \), confirmant ainsi une conjecture fameuse de Mandelbrot). Pour tout \( n\in\mathbb{Z}\backslash\{0\} \), notons \( \mathcal{I}_n \) l’ensemble de tous les points \( z \) de \( \mathbb{C}\backslash\{Z^*_t:0\leq t\leq 1\} \) tels que l’indice du lacet brownien autour de \( z \) soit égal à \( n \). Alors \( \mathcal{I}_n\subset \mathcal{I} \). En revanche, savoir que l’indice du lacet brownien autour de \( z \) est nul ne permet pas de décider si \( z\in \mathcal{I} \) ou non. En notant \( |A| \) la mesure de Lebesgue d’un sous-ensemble mesurable \( A \) de \( \mathbb{C} \), on déduit de la formule \eqref{loi-indice} que, pour tout \( n\in\mathbb{Z}\backslash\{0\} \), \[E[|\mathcal{I}_n|]= \frac{1}{2\pi n^2}\] (voir [e15]). En utilisant les processus SLE, Garban et Trujillo-Ferreras [e15] montrent par ailleurs que \[E[|\mathcal{I}|] = \frac{\pi}{5}.\] En combinant les deux formules précédentes, on obtient que l’aire moyenne des points \( z \) entourés par le lacet brownien mais tels que l’indice autour de \( z \) soit nul est \( \pi/30 \).
Avant de conclure ce paragraphe, une anecdote personnelle qui éclaire aussi certains aspects de la personnalité de Marc Yor. Début octobre 1999, j’assistai au premier cours donné par Marc dans la préparation à l’option de probabilités de l’agrégation à l’Ecole normale supérieure. Cette séance fut consacrée à des calculs qui me parurent horriblement compliqués — mais certains de mes camarades pensèrent différemment — autour de transformées de Fourier et de calculs d’intégrales dans le plan complexe. Ce n’est que bien plus tard que je découvris que Marc nous avait fait reprendre les principaux calculs menant à la loi de l’indice du lacet brownien... Tout au long de sa carrière, principalement dans ses cours de DEA, Marc Yor a aimé faire partager à ses étudiants les derniers résultats de ses travaux de recherche, ce qui pouvait être extrêmement stimulant, mais parfois aussi un peu effrayant.
3. Enroulements autour de plusieurs points
Le théorème de Spitzer \eqref{Spi} fournit la loi asymptotique du nombre de tours d’un mouvement brownien plan autour d’un point fixé autre que son point de départ. La question évidente, déjà mentionnée ci-dessus, était alors d’obtenir la loi asymptotique conjointe des nombres de tours autour de \( p \) points. De manière plus précise, supposons maintenant le mouvement brownien complexe \( Z \) issu de 0 et soient \( z_1,\dots,z_p \) des points distincts de \( \mathbb{C}\backslash\{0\} \). Pour tout \( 1\leq j\leq p \), soit \( \theta^j_t \) une détermination continue de l’argument de \( Z_t-z_j \). Alors, peut-on montrer la convergence en loi de \[\frac{2}{\log t} (\theta^1_t,\theta^2_t,\dots,\theta^p_t)\] et décrire la loi limite? Bien entendu, si cette loi limite existe, le théorème de Spitzer montre que chacune de ses marginales est une loi de Cauchy standard. Cependant, il n’était pas si facile de “deviner” la dépendance entre ces lois marginales, et le problème devait résister aux efforts de Marc Yor et d’autres pendant quelques années.
Une première tentative donna lieu à l’article [4] de Messulam et Yor publié en 1982 (Pierre Messulam était l’un de mes amis les plus proches à l’Ecole normale supérieure et cet article joua un rôle important dans ma décision de préparer ma thèse avec Marc: le dynamisme dont il faisait preuve dans la direction du travail de Pierre Messulam, alors en thèse avec lui, me convainquit que je ne saurais trouver un meilleur directeur). L’article [4] introduit la notion-clé de “petits tours” et “grands tours” du mouvement brownien. Intuitivement, les petits tours autour de \( z \) sont ceux effectués par le mouvement brownien dans un disque de centre \( z \), et les grands tours sont ceux effectués à l’extérieur de ce même disque. De manière plus précise, on intègre la variation de l’argument de \( Z_t-z \) sur l’ensemble des instants où \( Z_t \) est (ou n’est pas) dans le disque. Un raffinement de la méthode de pinching permet à Messulam et Yor [4], Theorem 7, de montrer que, pour tout \( \varepsilon > 0 \), \begin{align} &\frac{2}{\log t} \Big( \int_0^t \mathbf{1}_{\{|Z_s-z_1|\leq \varepsilon\}}\,{\mathrm d} \theta^1_s,\int_0^t \mathbf{1}_{\{|Z_s-z_1| > \varepsilon\}}\,{\mathrm d} \theta^1_s, \int_0^t \mathbf{1}_{\{|Z_s-z_2| > \varepsilon\}}\,{\mathrm d}\theta^2_s\Big)\nonumber\\ &\qquad \xrightarrow[t\to\infty]{\mathrm{(loi)}} \Big( \int_0^{\sigma_1} \mathbf{1}_{\{\beta_s\leq 0\}}\,{\mathrm d}\gamma_s,\int_0^{\sigma_1} \mathbf{1}_{\{\beta_s > 0\}}\,{\mathrm d}\gamma_s, \int_0^{\sigma_1} \mathbf{1}_{\{\beta_s > 0\}}\,{\mathrm d}\gamma_s\Big), \label{petit-tour} \end{align} où \( \beta \) et \( \gamma \) sont deux mouvements browniens réels indépendants issus de 0, et \( \sigma_1=\inf\{s\geq 0:\beta_s=1\} \). Si l’on combine les convergences des deux premières composantes dans \eqref{petit-tour} on retrouve bien le fait que \( (2/\log t)\,\theta^1_t \) converge en loi vers \( \gamma_{\sigma_1} \) ce qui est le théorème de Spitzer. Le fait que la troisième composante ait la même limite que la seconde est intuitivement clair: les grands tours autour de \( z_1 \) et de \( z_2 \) sont les mêmes. On voit bien ce qui manque pour obtenir la loi asymptotique du couple \( (\theta^1_t,\theta^2_t) \). Il faudrait pour cela incorporer dans \eqref{petit-tour} aussi les petits tours autour de \( z_2 \). Naïvement, on pourrait penser que ces petits tours sont indépendants de ceux effectués autour de \( z_1 \), mais les choses sont un peu plus subtiles.
C’est à l’été 1983 que le problème de la loi asymptotique conjointe des nombres de tours autour de \( p \) points est enfin résolu, lors d’un séjour de Marc Yor à Berkeley (sauf erreur, il s’agissait du second séjour estival de Marc à Berkeley, qui sera suivi de nombreux autres tout aussi fructueux, donnant naissance à une succession de travaux importants de Marc Yor et Jim Pitman dont certains sont discutés ailleurs dans ce volume). Cette avancée majeure est attachée à un souvenir personnel datant de septembre 1983: alors que, nouvellement recruté au CNRS, j’arrivais au Laboratoire de probabilités de l’Université Pierre et Marie Curie, où Marc Yor m’avait fait la gentillesse de m’accueillir dans son bureau, je découvris la première ébauche de l’article [6] en collaboration avec Jim Pitman. Cet article motivera mes premiers travaux de chercheur au CNRS (voir la discussion de [5] ci-dessous).
L’idée-clé de [6] est de relier la convergence en loi des petits tours et grands tours (disons autour du point \( z_1 \)) à celle des fonctionnelles additives intégrables du mouvement brownien plan. Pour simplifier, considérons une fonctionnelle \( A_t \) de la forme \[A_t=\int_0^t g(Z_s)\,{\mathrm d} s,\] où la fonction \( g:\mathbb{C}\longrightarrow \mathbb{R}_+ \) est mesurable bornée et à support compact. Depuis Kallianpur et Robbins [e1] on sait que \( (\log t)^{-1}A_t \) converge en loi vers \( c_A\mathbf{ e} \), où \( \mathbf{ e} \) est une variable exponentielle de paramètre 1, et \( c_A= (2\pi)^{-1}\int g(z){\mathrm d} z \). Cette convergence en loi peut être étendue à un nombre fini de fonctions \( g_1,\dots,g_k \), avec la même variable limite \( \mathbf{e} \) pour chacune de ces fonctions (c’est une conséquence du théorème ergodique de Chacon-Ornstein). De manière un peu grossière, la variable \( \mathbf{ e} \) décrit asymptotiquement le temps passé par le mouvement brownien dans les compacts. Alors, Pitman et Yor [6], Theorem 4.1, observent que, pour \( \varepsilon > 0 \) fixé, \begin{align} &\frac{2}{\log t} \Big( \int_0^t \mathbf{1}_{\{|Z_s-z_1|\leq \varepsilon\}}\,{\mathrm d}\theta^1_s,A_t,\int_0^t \mathbf{1}_{\{|Z_s-z_1| > \varepsilon\}}\,{\mathrm d}\theta^1_s\Big)\nonumber\\ &\qquad \xrightarrow[t\to\infty]{\mathrm{(loi)}} \Big( \int_0^{\sigma_1} \mathbf{1}_{\{\beta_s\leq 0\}}\,{\mathrm d}\gamma_s,c_A\,L^0_{\sigma_1}(\beta),\int_0^{\sigma_1} \mathbf{1}_{\{\beta_s > 0\}}\,{\mathrm d}\gamma_s\Big), \label{additive} \end{align} où \( L^0_{\sigma_1}(\beta) \) désigne le temps local au niveau 0 et au temps \( \sigma_1 \) du mouvement brownien \( \beta \) (il est bien connu que \( L^0_{\sigma_1}(\beta) \) suit une exponentielle de moyenne 2, et a donc même loi que \( 2\mathbf{e} \)).
En vue de la loi asymptotique conjointe des nombres de tours autour de \( p \) points, Pitman et Yor montrent qu’on peut écrire conjointement les convergences \eqref{additive} pour les différents points \( z_1,\dots,z_p \): la variable limite pour les grands tours est la même pour chacun des points \( z_1,\dots,z_p \), mais en revanche les variables limites pour les petits tours sont indépendantes conditionnellement à la variable \( L^0_{\sigma_1}(\beta) \). De manière plus précise, notons pour \( j\in\{1,\dots,p\} \), \[\theta^{j,-}_t = \int_0^t \mathbf{1}_{\{|Z_s-z_j|\leq \varepsilon\}}\,{\mathrm d}\theta^j_s\;,\quad \theta^{j,+}_t =\int_0^t \mathbf{1}_{\{|Z_s-z_j| > \varepsilon\}}\,{\mathrm d}\theta^j_s.\] Alors, d’après [6], Theorem 6.1, \begin{align} &\frac{2}{\log t} \Big(\theta^{1,-}_t,\theta^{1,+}_t,\theta^{2,-}_t,\theta^{2,+}_t,\dots,\theta^{p,-}_t,\theta^{p,+}_t, A_t\Big) \nonumber\\&\qquad \xrightarrow[t\to\infty]{\mathrm{(loi)}}\Big(W^{1,-}, W^+,W^{2,-},W^+,\dots,W^{p,-},W^+,c_A\Lambda\Big), \label{main-tours} \end{align} où la loi limite peut être caractérisée en disant que, pour chaque \( j\in\{1,\dots,p\} \), le triplet \( (W^{j,-},\Lambda, W^+) \) suit la loi du triplet limite \[\Big( \int_0^{\sigma_1} \mathbf{1}_{\{\beta_s\leq 0\}}\,{\mathrm d}\gamma_s,L^0_{\sigma_1}(\beta),\int_0^{\sigma_1} \mathbf{1}_{\{\beta_s > 0\}}\,{\mathrm d}\gamma_s\Big)\] apparaissant dans \eqref{additive}, et que, conditionnellement au couple \( (\Lambda,W^+) \), les \( p \) variables \( W^{1,-}, \dots, W^{p,-} \) sont indépendantes et de même loi (cette loi conditionnelle commune est celle de \( \frac{1}{2}\Lambda \,\mathcal{C} \), \( \mathcal{C} \) suivant une loi de Cauchy standard). Bien entendu, on déduit de la convergence précédente que \begin{equation} \label{nbtours} \frac{2}{\log t} \Big(\theta^{1}_t,\theta^{2}_t,\dots,\theta^{p}_t\Big) \xrightarrow[t\to\infty]{\mathrm{(loi)}}\Big(W^{1,-}+W^+,W^{2,-}+W^+,\dots,W^{p,-}+W^+\Big) \end{equation} ce qui résout complètement le problème initial.
La loi limite dans \eqref{nbtours} possède beaucoup de propriétés intéressantes qui sont discutées dans [6]. Les marginales sont des lois de Cauchy standard, et plus généralement toute combinaison linéaire à coefficients positifs des variables \( W^{j,-}+W^+ \), \( 1\leq j\leq p \) est encore une variable de Cauchy. On peut caractériser cette loi limite par sa transformée de Fourier: en incluant aussi la variable \( \Lambda \), on a la transformée de Fourier-Laplace, pour tout \( r\geq 0 \) et tous \( \xi_1,\dots,\xi_p,\zeta\in \mathbb{R} \), \begin{equation} \label{FL} E\Big[\exp\Big(-r\Lambda+i\Big(\sum_{j=1}^p \xi_jW^{j,-}+\zeta W^+\Big)\Big)\Big] = h\Big(2r+\sum_{j=1}^n| \xi_j|,\zeta \Big) , \end{equation} où, pour tous \( a\geq0 \) et \( b\in \mathbb{R} \), \[h(a,b)=(\cosh b + \frac{a}{b}\,\sinh b)^{-1}.\] Cette formule et bien d’autres sont obtenues avec les outils du calcul stochastique en utilisant la représentation des variables limites en termes des mouvements browniens \( \beta \) et \( \gamma \) et les théorèmes de Ray–Knight.
L’article [6] montre aussi que la loi asymptotique des enroulements autour de plusieurs points peut être vue comme un cas particulier d’une classe de résultats asymptotiques pour le mouvement brownien plan, appelés “log scaling laws” dans [6]. Par exemple, on peut s’intéresser à la manière dont le mouvement brownien s’approche des points \( z_1,\dots,z_p \): on a la convergence suivante \begin{equation} \label{approche} \frac{2}{\log t} \log\Big( \inf_{0\leq s\leq t} |Z_s-z_1|\Big) \xrightarrow[t\to\infty]{\mathrm{(loi)}} \inf_{0\leq r\leq \sigma_1} \beta_{r}, \end{equation} qui a lieu conjointement avec \eqref{additive}. A nouveau ce résultat s’étend au cas où l’on considère simultanément plusieurs points \( z_1,\dots, z_p \), et la dépendance des variables limites est analogue à ce qu’on a obtenu dans le cas des enroulements.
Dans un autre article très conséquent [9], Pitman et Yor développent de nouvelles études asymptotiques du mouvement brownien plan, qui permettent aussi d’unifier beaucoup de résultats antérieurs. Comme l’écrivent les auteurs dans l’introduction de [9], “the richness of this subject seems unbounded”. Un résultat typique est le théorème des résidus asymptotique [9], Theorem 1.1, qu’on peut énoncer de la manière suivante. Si \( f:\mathbb{C}\longrightarrow \mathbb{C} \) est holomorphe sur un voisinage pointé de chacun des points \( z_1,\dots,z_p \) et sur un voisinage de l’infini, si de plus \( f \) est bornée et mesurable sur le complémentaire de ces voisinages, et tend vers 0 à l’infini, alors \[\frac{2}{\log t} \int_0^t f(Z_s)\,{\mathrm d} Z_s \xrightarrow[t\to\infty]{\mathrm{(loi)}} \mathrm{ Res}(f,\infty)\Big( \frac{\Lambda}{2}-1 + iW^{+}\Big)+ \sum_{j=1}^p \mathrm{ Res}(f,z_j)\Big( \frac{\Lambda}{2} + iW^{j,-}\Big),\] où \( \mathrm{ Res}(f,z) \) désigne le résidu de \( f \) en \( z \), et les variables \( W^+, W^{j,-} \) et \( \Lambda \) sont comme dans \eqref{main-tours}.
Les idées développées dans [6] ne s’appliquent pas seulement au mouvement brownien plan mais permettent aussi d’obtenir des propriétés asymptotiques du processus de Cauchy symétrique. L’idée-clé, due encore à Spitzer dans le même article [e2], est qu’on peut obtenir la trajectoire d’un processus de Cauchy à partir de celle d’un mouvement brownien plan, en observant uniquement les instants où ce dernier processus visite l’axe des abscisses. A partir de cette idée, Pitman et Yor [7] obtiennent des résultats asymptotiques très complets pour les nombres de traversées d’un niveau \( x \) par le processus de Cauchy. Plus précisément, ils s’intéressent aux “petites” traversées (correspondant à des sauts de taille plus petite que \( \varepsilon \)) et aux “grandes” traversées avant l’instant \( t \) — évidemment ce sont des analogues des petits tours et grands tours discutés ci-dessus. Modulo une normalisation par \( \pi^2/(\log t)^2 \), la loi limite du couple formé par les nombres de petites et de grandes traversées est la loi de \[\Big(\int_0^{\sigma_1} {\mathrm d} s\,\mathbf{1}_{\{\beta_s < 0\}}, \int_0^{\sigma_1} {\mathrm d} s\,\mathbf{1}_{\{\beta_s\geq 0\}}\Big),\] où \( \beta \) et \( \sigma_1 \) sont comme dans \eqref{petit-tour}. De façon exactement analogue à \eqref{main-tours}, on peut étendre ce résultat à une convergence conjointe quand on s’intéresse à un nombre fini de valeurs de \( x \).
Les travaux de Pitman et Yor sur les nombres de tours du mouvement brownien ont eu de nombreux prolongements, dont certains sont décrits dans le paragraphe suivant. Sans chercher à donner une liste exhaustive, on peut citer les articles de Bertoin et Werner [e12], Franchi [e11], Manabe [e9], Shi [e13], ou encore Watanabe [e14].
4. D’autres asymptotiques pour les nombres de tours
Une extension des résultats du paragraphe précédent à certains mouvement browniens avec drift a été développée dans l’article [5]. On considère dans cet article un processus \( (X_t)_{t\geq 0} \) satisfaisant l’équation différentielle stochastique \[\left\{\begin{array}{l} {\mathrm d} X_t = {\mathrm d} Z_t + b(X_t)\,{\mathrm d} t\\ X_0=x_0 \end{array}\right. \] où \( x_0\in\mathbb{C} \), \( Z \) est comme ci-dessus un mouvement brownien complexe, et la fonction \( b:\mathbb{C}\longrightarrow \mathbb{C} \) est mesurable et bornée sur les compacts, et satisfait une hypothèse d’intégrabilité appropriée. Cette dernière hypothèse garantit que le processus est récurrent, et par ailleurs le théorème de Girsanov montre que “localement” le processus \( X \) se comporte comme le mouvement brownien (sans drift). Cela permet d’espérer obtenir pour les enroulements de \( X \) autour d’un ou plusieurs points des résultats analogues à ceux qui ont été décrits ci-dessus. C’est bien le cas: si \( x_1,\dots,x_p \) sont des points de \( \mathbb{C} \) distincts et distincts de \( x_0 \), et si \( \phi^j_t \) désigne une détermination continue de l’argument de \( X_t-x_j \), pour tout \( j\in\{1,\dots,p\} \), l’un des résultats majeurs de [5] donne la convergence en loi \begin{align} &\hskip-10pt\frac{2}{\log t} \Big(\phi^1_t,\phi^2_t,\dots,\phi^p_t\Big) \nonumber\\& \xrightarrow[t\to\infty]{\mathrm{(loi)}} \Big(W^+{+}\alpha_1 W^{1,-} {+} \eta_1\Lambda,W^+{+}\alpha_2 W^{2,-} {+} \eta_2\Lambda,\dots, W^+{+}\alpha_p W^{1,-} {+} \eta_p\Lambda\Big), \label{tour-drift} \end{align} où \( W^+,W^{1,-},\dots,W^{p,-} \) et \( \Lambda \) sont comme dans \eqref{nbtours}, et \( \alpha_1,\dots,\alpha_p,\eta_1,\dots,\eta_p \) sont des constantes qui s’expriment en termes de la fonction \( b \) et de la mesure invariante du processus \( X \) (bien entendu, si \( b \) est la fonction nulle, on a \( \alpha_1=\cdots=\alpha_p=1 \) et \( \eta_1=\cdots=\eta_p=0 \), ce qui redonne la convergence \eqref{nbtours}). De manière intuitive, la constante positive \( \alpha_j \) mesure le fait que le processus \( X \) s’approche de \( z_j \) davantage (ou au contraire moins) qu’un mouvement brownien sans drift, et la constante \( \eta_j \) (de signe quelconque) mesure la manière dont le drift contribue aux enroulements autour de \( z_j \) en faisant tourner \( X \) davantage dans un sens ou un autre. Il est remarquable que la loi limite fasse intervenir les mêmes variables \( W^+,W^{1,-},\dots,W^{p,-},\Lambda \) que dans \( \eqref{main-tours} \), et donc que cette loi soit à nouveau caractérisée par la formule \eqref{FL}.
L’article [5] contient aussi des résultats pour la “vitesse d’approche” des points, qui sont analogues à \eqref{approche} et aux généralisations de \eqref{approche} pour un nombre fini de points. Une conséquence de ces résultats est le fait que si, pour tout \( k\in\{1,\dots,p\} \), on note \( T^k_\varepsilon=\inf\{t\geq 0: |X_t-x_k|\leq \varepsilon\} \), on a, pour tout \( j\in\{1,\dots,p\} \), \[\lim_{\varepsilon\to 0} P(T^j_\varepsilon < \min\{T^k_\varepsilon : k\not =j\}) = \frac{\alpha_j}{\alpha_1+\cdots+\alpha_p}\] ce qui confirme l’interprétation intuitive des constantes \( \alpha_j \) donnée ci-dessus.
La condition d’intégrabilité sur le drift \( b \) mentionnée plus haut est assez restrictive, mais ce n’est plus le cas pour les diffusions sur la sphère qui sont considérées dans la dernière partie de [5]: les résultats s’appliquent alors au mouvement brownien sur la sphère \( \mathbb{S}^2 \) avec un drift mesurable borné quelconque. Dans ce cadre, pour tout couple \( (y,z) \) de points distincts (et distincts du point de départ \( x_0 \) du processus) de la sphère, on définit le processus d’enroulement correspondant \( \theta^{(y,z)}_t \), qu’on obtient par exemple en utilisant la projection stéréographique à partir du point \( z \) et en considérant l’argument du processus projeté autour de la projection de \( y \). Si \( (y_1,z_1),\dots,(y_p,z_p) \) sont \( p \) paires de points de \( \mathbb{S}^2 \) distincts de \( x_0 \), et si (pour simplifier) on suppose que tous les points \( y_1,\dots,y_p,z_1,\dots,z_p \) sont distincts, alors on obtient la convergence en loi \[\frac{1}{t}\Big(\theta^{(y_1,z_1)}_t, \dots,\theta^{(y_p,z_p)}_t\Big) \xrightarrow[t\to\infty]{\mathrm{(loi)}} \Big(\kappa_1\mathcal{C}_1+ \delta_1,\dots,\kappa_p\mathcal{C}_p+\delta_p\Big)\] où \( \mathcal{C}_1,\dots,\mathcal{C}_p \) sont des variables de Cauchy indépendantes, et \( \kappa_1,\dots,\kappa_p,\delta_1,\dots,\delta_p \) sont des constantes. Dans le cas sans drift, ces résultats pour le mouvement brownien sur la sphère avaient été obtenus antérieurement par Lyons et McKean [e10]. Intuitivement, la raison pour laquelle on obtient maintenant une indépendance asymptotique est le fait que l’analogue de la variable \( \Lambda \), qui dans le cas du plan “concentrait” la dépendance entre les petits tours autour de points distincts, est dans le cas de la sphère une constante: le théorème ergodique de Birkhoff montre que (\( t^{-1} \) fois) le temps passé par le mouvement brownien sur la sphère dans un compact avant l’instant \( t \) converge vers une constante.
L’article [8] s’intéresse au mouvement brownien en dimension 3, et étudie les enroulements de ce processus autour des droites, étude suggérée par une question de Dubins. A partir du cas de la sphère, on devine que les nombres de tours effectués autour de \( p \) droites distinctes passant par l’origine sont asymptotiquement indépendants. Plus généralement, on peut considérer \( p \) droites deux à deux non parallèles \( D^1,D^2,\dots,D^p \). Si, pour chaque \( j\in\{1,\dots,p\} \), \( \theta^j_t \) désigne l’enroulement autour de \( D^j \), on a la convergence en loi \[\frac{2}{\log t}\,(\theta^1_t,\dots,\theta^p_t)\xrightarrow[t\to\infty]{\mathrm{(loi)}} (\mathcal{C}_1,\dots,\mathcal{C}_p),\] où \( \mathcal{C}_1,\dots,\mathcal{C}_p \) sont des variables de Cauchy indépendantes. En fait on peut même considérer les enroulements autour d’une famille quelconque de droites: on partitionne cette famille en classes formées de droites parallèles, pour chaque classe la loi limite des enroulements est donnée par \eqref{nbtours} (il suffit de projeter sur un plan orthogonal), et la loi limite pour la famille complète est décrite en disant que les “marginales” correspondant aux différentes classes de droites parallèles sont indépendantes.
Une dernière extension du théorème de Spitzer fait l’objet de l’article [10], qui étudie maintenant l’enroulement du mouvement brownien dans \( \mathbb{R}^3 \) autour de certaines courbes. Plus précisément, on considère une fonction \( f:\mathbb{R}\longrightarrow \mathbb{R}^2 \) de classe \( C^2 \) et la courbe associée \( \Gamma_f \) qui est l’ensemble des points \( (x,y,z) \) de \( \mathbb{R}^3 \) tels que \( (x,y)=f(z) \). Si \( B_t=(B^1_t,B^2_t,B^3_t) \) est un mouvement brownien en dimension trois, l’enroulement \( \theta^f_t \) autour de \( \Gamma_f \) est par définition la détermination continue de l’argument de \( (B^1_t,B^2_t)-f(B^3_t) \), avec l’identification habituelle de \( \mathbb{R}^2 \) au plan complexe. En supposant que \( |f^{\prime\prime}| \) est intégrable et qu’il existe une constante \( \alpha > 0 \) telle que \( |f^{\prime}(z)|=O(|z|^{-\alpha}) \) quand \( |z|\to\infty \), on montre que l’asymptotique de Spitzer \eqref{Spi} reste valable pour \( \theta^f_t \).
Les hypothèses sur \( f \)
assurent que \( \Gamma_f \) admet la droite \( x=y=0 \) comme direction asymptotique, ce qui suggère de comparer les enroulements
autour de \( \Gamma_f \) et autour de cette droite. Plus
généralement, l’article
[10]
considère une autre fonction
\( g \) satisfaisant les mêmes hypothèses que \( f \), et telle aussi que
\[\lim_{|z|\to\infty} \frac{1}{\log|z|}\,\log |f(z)-g(z)| = a\in ]-\infty,1[.\]
Alors, on obtient le résultat suivant, analogue de \eqref{nbtours},
\begin{equation}
\label{tourscourbe}
\frac{2}{\log t}\,(\theta^f_t,\theta^g_t)\xrightarrow[t\to\infty]{\mathrm{(loi)}} (W^{(a),-}+W^{(a),+}, \widetilde W^{(a),-}+ W^{(a),+}),
\end{equation}
où la loi du triplet \( (W^{(a),-}, \widetilde W^{(a),-}, W^{(a),+}) \) peut être décrite par sa transformée de Fourier
\[\displaylines{E[\exp i(\xi W^{(a),-} + \widetilde\xi\,\, \widetilde W^{(a),-} + \zeta W^{(a),+})]
\hfill\cr\hfill= \Big(\cosh (\zeta(1-a))+ \frac{|\xi|+|\widetilde\xi|}{\zeta} \sinh(\zeta(1-a))\Big)^{-1/(1-a)},}\]
qui est bien entendu analogue à \eqref{FL}. La loi limite de \eqref{tourscourbe} peut aussi être
décrite
à partir de deux mouvement browniens
réels \( \beta \) et \( \gamma \) issus de 0 indépendants, et du processus \( \widehat\beta_t=\max\{\beta_s:0\leq s\leq t\} \): on
a en particulier
\[(W^{(a),-}, W^{(a),+})\overset{\mathrm{(loi)}}{=}(\widetilde W^{(a),-}, W^{(a),+})
\overset{\mathrm{(loi)}}{=} \Big(\int_0^{\sigma_1} \mathbf{1}_{\{\beta_s\leq a\widehat \beta_s\}} \,{\mathrm d}\gamma_s,
\int_0^{\sigma_1} \mathbf{1}_{\{\beta_s > a\widehat \beta_s\}} \,{\mathrm d}\gamma_s\Big),\]
en notant comme précédemment \( \sigma_1=\inf\{t\geq 0: \beta_t=1\} \)
(comparer avec la loi limite de \eqref{additive}).
5. Processus de Bessel
Les résultats décrits ci-dessus pour les enroulements du mouvement brownien
ont des liens étroits avec l’étude des processus de Bessel. Cette étude a aussi été l’un des
sujets favoris de Marc Yor, qui disait volontiers que “les Bessel sont partout”. Sans chercher à
être exhaustif — il serait difficile de recenser tous les résultats de Marc Yor dans ce
domaine — nous présentons dans ce paragraphe quelques-unes
de ses contributions les plus importantes à l’étude des processus de Bessel
(pour plus de détails, voir aussi le chapitre XI de
[11]
et les chapitres 2 et 3 de
[12]).
Un premier résultat-clé, déjà mentionné ci-dessus, est la propriété d’absolue continuité des processus de Bessel. Rappelons que, pour tout réel \( \nu\geq 0 \), le processus de Bessel d’indice \( \nu \) est le processus de diffusion sur \( [0,\infty[ \) qu’on peut obtenir (sur \( ]0,\infty[ \) au moins) comme solution de l’équation différentielle stochastique \[{\mathrm d} X_t = {\mathrm d} B_t + \frac{2\nu +1}{2} \;\frac{{\mathrm d} t}{X_t},\] où \( B \) désigne un mouvement brownien réel. Lorsque \( \nu\geq 0 \), le processus ne visite pas 0 sauf éventuellement en son point de départ et lorsque \( \nu\leq -1 \) le processus est absorbé en 0. Pour tout entier \( d\geq 1 \), la norme d’un mouvement brownien dans \( \mathbb{R}^d \) suit la loi du processus de Bessel d’indice \( \frac{d}{2}-1 \) (en particulier le processus \( (R_t)_{t\geq 0} \) de la partie 1 est un processus de Bessel d’indice 0).
Pour \( a > 0 \), notons \( P^\nu_a \) une mesure de probabilité sous laquelle le processus
\( (X_t)_{t\geq 0} \) est un processus de Bessel d’indice \( \nu \) issu de \( a \). Alors Marc Yor
observe dans
[1]
que, pour tout \( \nu > 0 \), pour tout \( t > 0 \), pour toute fonction
\( F \) mesurable positive sur l’espace \( C([0,t],\mathbb{R}) \) des fonctions continues de
\( [0,t] \) dans \( \mathbb{R} \),
\begin{equation}
\label{abso}
E^\nu_a\Big[ F(X_s,0\leq s\leq t)\Big]= E^0_a\Big[ \Big(\frac{X_t}{a}\Big)^\nu\,\exp\Big(-\frac{\nu^2}{2}\int_0^t \frac{{\mathrm d} s}{X_s^2}\Big)\,F(X_s,0\leq s\leq t)\Big]
\end{equation}
(on peut remplacer le temps constant \( t \) par un temps d’arrêt borné). Il s’agit essentiellement
d’une application du théorème de Girsanov mais en raison de l’ubiquité des processus de Bessel
cette formule et ses variantes auront, et continuent d’avoir, un nombre incalculable d’applications.
La première d’entre elles consiste à prendre une fonction \( F(X_s,0\leq s\leq t)=f(X_t) \).
Le membre de gauche de \eqref{abso} s’écrit alors en termes de la densité de la loi
de \( X_t \) sous \( P^\nu_a \), qu’on peut trouver dans le travail de Kent
[e7]
(Jim Pitman m’a fait observer que cette formule se trouve déjà dans
l’article de Molchanov
[e4]).
Le membre
de droite s’écrit en termes de la densité de la loi
de \( X_t \) sous \( P^0_a \) (également connue par
[e7])
et des transformées de
Laplace conditionnelles
\[E^0_a\Big[ \exp\Big(-\frac{\nu^2}{2}\int_0^t \frac{{\mathrm d} s}{X_s^2}\Big) \,\Big| \, X_t=x\Big]\]
pour tout \( x > 0 \). Mais cela veut dire qu’on sait exprimer ces transformées de Laplace
conditionnelles au moyen du rapport des densités de \( X_t \) sous \( P^\nu_a \) et sous \( P^0_a \).
Ce raisonnement conduit à la deuxième égalité de la formule
\eqref{uti-abso}, qui joue un rôle crucial dans le calcul de la loi de
l’indice du lacet brownien.
Des formes plus générales de \eqref{abso} sont discutées dans l’article [2] de Marc Yor en collaboration avec Jim Pitman (si l’on excepte la note aux Comptes Rendus annonçant certains résultats de [2], c’est le premier d’une longue série d’articles de Pitman et Yor). Ce travail contient une somme impressionnante de calculs et d’identités en loi autour des processus de Bessel. Je me souviens avoir exprimé mon admiration pour cet article devant Marc, et l’entendre me répondre “avec Jim, nous avons bien travaillé”, ce qui dans sa bouche voulait vraiment dire quelque chose.
Entre autres contributions importantes, l’article [2] introduit et étudie une généralisation des processus de Bessel, appelés les processus de Bessel avec drift pour la raison suivante: si on considère un mouvement brownien \( X \) dans \( \mathbb{R}^d \) avec drift constant égal à \( v\not = 0 \), et tel que \( X_0=0 \), alors on peut écrire \( X \) sous la forme \[X_t= R_t\, \Theta\Big(\int_t^\infty \frac{{\mathrm d} s}{R_s^2}\Big)\] où \( \Theta \) est un mouvement brownien sur la sphère \( \mathbb{S}^{d-1} \), issu de \( v/|v| \), et \( R \) un processus de Bessel d’indice \( \frac{d}{2}-1 \) avec drift \( |v| \), qui est indépendant de \( \Theta \). C’est un analogue surprenant de la décomposition en skew-product classique pour le mouvement brownien sans drift (voir le paragraphe 1 ci-dessus dans le cas \( d=2 \)), mais il faut noter que le changement de temps \( \int_0^t \frac{ds}{R_s^2} \) est remplacé par \( \int_t^\infty \frac{{\mathrm d} s}{R_s^2} \).
L’article [2] contient une discussion générale des diffusions conditionnées (dont les processus de Bessel avec drift sont des cas particuliers) et des propriétés de retournement du temps associées. Certaines de ces dernières avaient déjà été remarquées par Williams [e6] mais la puissance des applications potentielles apparaît vraiment ici. Un cas particulier de ces propriétés énonce que le retourné d’un processus de Bessel d’indice \( \nu > 0 \) issu de 0 et arrêté en son dernier temps de passage en \( a > 0 \) est un processus de Bessel d’indice \( -\nu \) issu de \( a \) et arrêté quand il atteint 0. Si ce résultat peut sans doute être attribué à Williams [e6] (ou être vu comme une conséquence du théorème de retournement de Nagasawa), on doit à Pitman et Yor de l’avoir mis en évidence et d’avoir ainsi ouvert la voie à ses nombreuses applications.
Parmi les nombreux calculs de lois explicites de [2], on peut citer la loi des temps d’atteinte et des derniers temps de passage de processus de Bessel avec drift. Un outil important est une formule simple pour la densité de la loi du dernier temps de passage en un niveau \( y > 0 \) d’une diffusion transiente sur \( [0,\infty[ \). Dans un cas particulier, cette formule redonne sans calculs la formule obtenue par Getoor [e8] pour la loi du dernier temps de passage en \( y \) pour un processus de Bessel d’indice \( \nu > 0 \) issu de 0.
Les travaux de Pitman et Yor autour des processus de Bessel sont prolongés dans l’article [3] qui est tout aussi novateur et important que [2]. Comme son nom l’indique, cet article donne une décomposition des (carrés de) ponts de processus de Bessel. Il ne s’agit pas ici d’une décomposition trajectorielle mais d’une décomposition des lois comme lois de sommes de processus indépendants. Si l’accent dans [3] est mis sur les ponts, il semble aujourd’hui que les résultats concernant les processus non conditionnés aient été les plus fructueux pour les développements futurs, et ce sont eux que nous allons brièvement décrire.
Pour tout \( d\geq 0 \) et tout \( y\geq 0 \), le carré de processus de Bessel de dimension \( d \) issu de \( y \) — le \( \operatorname{BESQ}(d,y) \) pour simplifer — est la solution (à valeurs dans \( \mathbb{R}_+ \)) de l’équation différentielle stochastique \[ \left\{\begin{array}{l} {\mathrm d} Y_t= 2\sqrt{Y_t}\,{\mathrm d} B_t + d\,{\mathrm d} t,\\ Y_0=y. \end{array} \right. \] La terminologie est justifiée par le fait que si \( X_t \) est un processus de Bessel d’indice \( \nu\geq -1 \) issu de \( x \), le processus \( X_t^2 \) est un \( \operatorname{BESQ}(d,y) \) avec \( d=2\nu +2 \) et, évidemment, \( y=x^2 \). Les carrés de processus de Bessel possèdent une propriété d’additivité remarquable, et facile à démontrer: si \( Y \) est un \( \mathrm{BESQ}(d,y) \), si \( Y^{\prime} \) est un \( \mathrm{BESQ}(d^{\prime},y^{\prime}) \), et si \( Y \) et \( Y^{\prime} \) sont indépendants, alors \( Y+ Y^{\prime} \) est un \( \mathrm{BESQ}(d+d^{\prime},y+y^{\prime}) \).
Une contribution cruciale de [3] est le calcul de la transformée de Laplace des fonctionnelles quadratiques des processus de Bessel. Pour alléger les notations, notons \( Q^d_y \) une mesure de probabilité sous laquelle \( Y \) est un \( \mathrm{BESQ}(d,y) \). Soit \( \mu \) une mesure positive sur \( ]0,\infty[ \) telle que \( \mu(]0,n[) < \infty \) pour tout entier \( n\geq 1 \). Alors, la propriété d’additivité des processus de Bessel entraîne que l’on peut écrire \( Q^d_y(\exp(-\int \mu({\mathrm d} t)Y_t))= A(\mu)^dB(\mu)^y \) avec des réels \( A(\mu),B(\mu)\in[0,1] \) dépendant bien entendu de \( \mu \). Le Théorème 2.1 de [3] identifie les constantes \( A(\mu) \) et \( B(\mu) \), en donnant la formule \begin{equation} \label{quad} Q^d_y\Big(\exp\Big(-\int \mu({\mathrm d} t)Y_t\Big)\Big) = \phi_\mu(\infty)^{d/2}\,\exp(-\frac{x}{2}\phi_\mu^+(0)), \end{equation} où \( \phi_\mu : [0,\infty)\longrightarrow [0,1] \) est la seule fonction convexe décroissante telle que \( \phi_\mu(0)=1 \) et \( \phi^{\prime\prime}_\mu = 2 \phi_\mu\cdot \mu \) au sens des distributions (\( \phi_\mu(0+) \) désigne la dérivée à droite de \( \phi_\mu \) en 0 et, bien entendu, \( \phi_\mu(\infty) \) est la limite de \( \phi_\mu \) en \( \infty \)). La preuve donnée dans [3] repose sur une identification des coefficients \( A(\mu) \) et \( B(\mu) \) à partir de cas particuliers correspondants aux théorèmes de Ray–Knight, mais il est aussi possible de donner une preuve directe via le calcul stochastique (voir [12], Theorem 2.4).
Dans plusieurs cas importants, on peut calculer la fonction \( \phi_\mu \) et obtenir ainsi des formules intéressantes. Signalons seulement la formule (2.k) de [3]: pour tous \( \alpha,b > 0 \), \[\displaylines{Q^d_y\Big(\exp\Big(-\alpha Y_t - \frac{b^2}{2} \int_0^t Y_s\,{\mathrm d} s\Big)\Big) \hfill\cr\hfill = \Big( \cosh(bt) + \frac{2\alpha}{b} \sinh(bt)\Big)^{-d/2}\,\exp\!\Bigg(\! \!-\frac{yb}{2} \Big(\frac{1+2\alpha b^{-1}\coth(bt)}{\coth(bt)+2\alpha b^{-1}}\Big)\Bigg).}\] Le cas \( d=2,\,y=0 \) de cette identité est étroitement lié à la formule \eqref{FL} pour la loi limite des enroulements autour de plusieurs points: le lien entre les deux formules vient de ce que, avec les notations de la partie 3 ci-dessus, le processus \( (L^{1-x}_{\sigma_1}(\beta))_{0\leq x\leq 1} \) est un \( \mathrm{BESQ}(2,0) \) sur l’intervalle de temps \( [0,1] \) (théorème de Ray–Knight).
La propriété d’additivité des carrés de processus de Bessel suggère aussi une représentation de Lévy–Itô de ces processus, analogue à la représentation classique des processus de Lévy à l’aide de processus de Poisson ponctuels. Cette représentation est fournie par le Théorème 4.1 de [3], que nous énonçons sous une forme un peu différente. Nous introduisons d’abord l’espace \( E \) des excursions, c’est-à-dire des fonctions continues \( \omega:[0,\infty[\longrightarrow[0,\infty[ \) qui sont nulles sauf sur un intervalle \( ]0,\zeta[ \), où \( \zeta=\zeta(\omega)\in]0,\infty[ \). Alors, il existe une mesure \( \sigma \)-finie \( N \) sur \( E \) telle que la propriété suivante soit vraie pour tout choix de \( d,y\geq 0 \). Si \[\mathcal{N}= \sum_{i\in I} \delta_{\omega_i}\] est une mesure de Poisson sur \( E \) d’intensité \( y\,\cdot N({\mathrm d}\omega) \), si \[\mathcal{M}= \sum_{j\in J} \delta_{(t_j,\varpi_j)}\] est une mesure de Poisson sur \( \mathbb{R}_+\times E \) d’intensité \( d\,\cdot {\mathrm d} t\,N({\mathrm d}\omega) \), et si \( \mathcal{N} \) et \( \mathcal{M} \) sont indépendantes, le processus \( Y \) défini par \begin{equation} \label{Levy-Ito} Y_t = \sum_{i\in I} \omega_i(t) + \sum_{j\in J} \varpi_j((t-t_j)_+) \end{equation} est un \( \mathrm{BESQ}(d,y) \). Remarquons que, dans le deuxième terme du membre de droite de \eqref{Levy-Ito}, chaque “excursion” \( \varpi_j \), \( j\in J \), subit un décalage temporel de \( t_j \). De plus, Pitman et Yor identifient la mesure \( N \) comme étant la loi des temps locaux totaux (vus comme processus en la variable d’espace) sous la mesure d’Itô des excursions positives du mouvement brownien.
Ce beau résultat permet de bien comprendre la structure des carrés de processus de Bessel et leur dépendance en les paramètres \( d \) et \( y \). Via des arguments de théorie des excursions, l’identification de \( N \) montre aussi que les théorèmes de Ray–Knight classiques peuvent être retrouvés à partir de la représentation \eqref{Levy-Ito}. C’est sans doute l’explication la plus convaincante de l’apparition des carrés de processus de Bessel dans les théorèmes de Ray–Knight.
Merci à Michel Emery, Monique Jeanblanc, Jim Pitman et Zhan Shi pour leurs commentaires sur une version préliminaire de cet article.